Le Lac du Serpent
Je m’appelle Jacques Fontaine. Mes amis canadiens m’appellent Jack. J’habite au Québec. Je suis revenu en France pour l’enterrement de mon père. En son hommage, je suis retourné sur les bords du lac du Serpent, près de la bergerie de mon enfance, là même où nous pêchions ensemble, tous les deux… Là-bas, un événement s’est produit. Quelque chose de terrible. Depuis, j’ai cette fille à mes basques et ces hommes à mes trousses… Dans quel bourbier ai-je mis les pieds ? Qui est cette jeune femme qui m’est tombée dessus et qui depuis me colle à la peau ? Quel horrible secret cache la supplique muette de son regard terrorisé et qui sont ces gens qui la poursuivent et semblent vouloir la récupérer à tout prix ? Je n’en ai pas la moindre idée. Tout ce que je sais, c’est qu’il a fallu fuir au plus vite pour tenter de vivre ou plutôt de survivre. Il a fallu aussi commencer à mentir… Enfin, c’est ce dont je me souviens mais je n’en suis plus très sûr. Tout est si confus dans ma tête. À moins que tout ceci ne soit juste qu’une histoire de faux-semblants…
Le Lac du Serpent
Est-ce le contact glacé de ma joue sur le carrelage ou la
douleur sourde au fond de mon crâne qui m’a brusquement
tiré de ma torpeur ?
Au ras du sol, mon champ de vision est flou et rétréci,
mais par instants j’arrive à distinguer la géométrie
déformée de grandes dalles blanches et le liseré
de mastic brun qui les relie entre elles.
Où suis-je ?
Je n’en ai pas la moindre idée.
J’essaye de puiser dans mes souvenirs afin d’y trouver
une explication plausible, mais ma tête fonctionne au ralenti.
J’ai du mal à garder les yeux ouverts. Mes paupières
sont lourdes et les éclats de douleur qui zigzaguent dans mon
cerveau, enrayent mon esprit. Mes pensées sont incohérentes
et je ne sais pas ce que je fais ici.
Par moments, une brûlure insoutenable vient se loger dans le
creux de mes orbites et pousse mes yeux hors de mon visage. Malgré
moi, des gémissements se frayent avec peine un passage dans
ma gorge endolorie et me reviennent en écho dans le silence
oppressant.
Sur la surface lisse qui m’entoure, je distingue la trace translucide
et verdâtre d’un escargot qui slalome entre les grains
de poussière, les poils, les bouts de peau morte et les cheveux
qui jonchent le sol.
Aucune trace pourtant du mollusque baladeur.
Soudain, je réalise avec horreur qu’il n’y a pas
de gastéropode baveux : le seul qui bave ici, c’est moi
!
Ma langue a triplé de volume et pend, droite et dure, comme
un bout de bois entre mes lèvres sèches. J’aperçois
sa présence incongrue quand je lorgne vers les carreaux. Je
sens l’aigreur d’un flot de bile qui coule au coin de
ma bouche, et une soif irrépressible me ronge le palais.
Je me tortille sur le ventre comme un ver nu et lisse. J’ai
la désagréable impression d’avoir perdu mes membres.
Non, en fait mes bras et mes jambes ne sont qu’entravés.
À peine plus rassurant !
J’essaye de tourner la tête mais ma nuque est raide et
une lumière crue, brûlant au plafond, m’oblige
à fermer les yeux. Sur les parois roses et closes de mes paupières,
je vois des ombres qui jouent à se poursuivre.
Avant d’être ici, je devais bien être ailleurs à
faire quelque chose. Mais où et quoi ? Je vois mes parents
: mon père, ma mère, ma sœur. Les images se brouillent.
Cela paraît bizarre. Étais-je en train de pêcher
? Avec mon père ? Non, je pêchais seul, au bord d’un
lac de montagne. Oui, ça me revient ! Avant d’être
ici, je pêchais à la mouche dans les eaux glacées
d’un lac près d’une bergerie…
Dans le silence, j’entends le cliquetis d’un trousseau
de clefs qu’on agite, un verrou qui tourne et claque, une porte
qui s’ouvre en grinçant, des pas qui s’avancent.
Tout mon corps me fait mal maintenant. J’ai des fourmis dans
les jambes et le sang cogne à mes articulations là où
mes liens ont été trop serrés. Ma tête
est prête à exploser.
Les pas se rapprochent. Ils viennent vers moi.
Soudain, j’ai peur, là, allongé sur le sol, impuissant,
pieds et poings liés. Je ne sais pas ce que l’on attend
de moi. Je ne sais pas ce que l’on va me faire.
La bergerie ! Oui, j’en suis sûr à présent
: je pêchais près de la bergerie lorsque quelque chose
est arrivé. Est-ce pour cela que je suis ici, aussi vulnérable
qu’un appât gesticulant au bout d’un hameçon,
en attendant d’être gobé par un poisson vorace
?
Bientôt, ils seront là. Bientôt, mon corps et mon
esprit s’offriront en pâture à leurs morsures de
prédateurs affamés.
J’ai peur.
Les pas résonnent dans mon oreille collée sur le dallage.
J’ai peur car malgré les brumes qui flottent dans mon
crâne, je sais que ces gens qui s’approchent, ne me veulent
pas que du bien.
Un courant d’air frais s’infiltre par la porte ouverte.
« Le vent se lève ! Il faut tenter de vivre ! »,
écrivait le poète
Voir les photographies du voyage
Pour nous contacter