Les Amants de Pierre
Yashovarman, rajah de Jijhotî, est mort en l’an 950 entraînant sur son bûcher crématoire toutes ses épouses. Enfin... presque toutes… L’une d’elles survivra au-delà de toute espérance et connaîtra un amour… au destin tragique. Lord Thomas Burt est mort en 2010, laissant deux enfants… et deux concubines. De quoi soulever quelques interrogations… Petit à petit un lien inextricable se tisse entre ces deux parcours de vie… si distants en apparence.
Vaidehî
Septième épouse de Yashovarman,
rajah défunt de la dynastie des Chandela
En la ville de Kajarrâ,
capitale du royaume de Jijhotî
Nord-est de l’Inde
An 950
J'entends le feu ronfler… là… tout près. La chaleur
est intense ; celle du soleil écrasante déjà, et puis
cette autre, vomie par les fosses crématoires qu’on alimente
sans cesse. Des masses de flammes s’échappent dans l’air
avec un bruit sourd et lugubre. Je reste immobile, assise sur mon banc, dans
ma cabane en bambou, au-dessus de ma tombe…
Soudain, une nouvelle explosion de tapage couvre l’énorme crépitement
des foyers embrasés. Je relève la tête, regarde au dehors.
Des milliers d’hommes et de femmes se pressent sur le terrain de crémation.
La foule est si dense, si compacte que les arbres mêmes ont été
investis. Les timbres des gamelans se mêlent aux chants de dévotion
formant comme une forêt sonore. Je suis ivre de bruit.
Une nouvelle pyramide de bambous apparaît. Comme la mienne, elle est
décorée de festons et soutenue par une cinquantaine de porteurs.
Un peloton d’hommes en armes l’escorte ; un cortège féminin
la suit, longue procession de récipients rituels que chacune des femmes
porte sur la tête. D’autres hommes ferment la marche, chargés
quant à eux d’un très haut gradin.
Le cortège se dirige vers une rampe, assemblage de bambous, de rotins
et de cocotiers, enjolivé par des touffes de branchages à feuilles
vertes, et cela avec une telle profusion qu’on n’aperçoit
presque pas les différentes parties de la charpente. À son sommet,
repose une cabane ornée de bouquets et de guirlandes de fleurs…
identique à celle que j’occupe.
Les porteurs contournent par deux fois cet édifice, puis s’arrêtent
à son pied et déposent la pyramide. Quatre forts gaillards prennent
alors le gradin et le placent contre la tour. D’un pas lent et digne,
ils le gravissent, et vont recevoir deux à deux dans leurs bras les
deux femmes qui étaient au dernier étage. Avec gravité
et respect, ils les portent en descendant le gradin et en montant la rampe,
jusque dans la cabane. Mes deux frères aînés m’ont
soutenue ainsi.
La lumière est vive. Je plisse les yeux et reconnais dans l’une
des femmes, la troisième épouse du rajah ; l’autre est
sa manko chargée de l’accompagner pour diriger ses actions jusqu’à
son dernier instant.
Le silence règne à nouveau. Protégée des regards,
dans le secret de ma cabane, ma manko s’agenouille devant moi ; elle
soulève ma jupe ; ses doigts glissent entre mes cuisses ; elle palpe
mon intimité ; non, je n’ai pas mes règles ; elle paraît
soulagée ; la cérémonie peut continuer… du moins
me concernant. Il arrive parfois que la peur provoque l’écoulement
des menstrues et la femme, devenue impure, ne peut alors poursuivre son sacrifice
; elle doit retourner au monde terrestre. N’aurais-je pas peur ? Pourtant
je tremble comme une feuille par vent de tempête…
De nouvelles clameurs s’élèvent ; une pyramide fait son
entrée sur la place, et avec elle la deuxième épouse.
Nous serons bientôt au complet, nous, les sept dernières épouses
du rajah, installées chacune dans notre cabane au-dessus de notre fosse
crématoire. La première épouse ne fait pas sati. Elle
doit veiller sur son fils, le prince héritier. C’est du moins
ce qu’elle a invoqué pour ne pas s’immoler avec nous. Soudain,
j’ai froid malgré la chaleur suffocante qui embrase l’air.
Je n’ai peut-être pas mes règles mais je grelotte…
cela ne me sauvera pas pour autant. Des larmes coulent maintenant de mes yeux.
Elles sèchent avant d’atteindre mes joues. Oui, j’ai peur…
Le temps passe. Trop vite ? ! Trop lentement ? ! Je ne sais plus. Enfin, nous
sommes prêtes. Nous, les sept sati, avons été déposées
comme des objets précieux dans les cabanes bâties à notre
intention en haut des ponts, et maintenant nous attendons notre destinée.
En bas, je sens la foule immense qui grouille. Toute cette multitude est venue
de la région avoisinante pour assister aux obsèques du rajah.
Mon époux. Notre époux. Cela fait déjà trois mois
qu’il est mort. Ce n’est qu’aujourd’hui, grâce
aux rites funéraires, qu’il va rejoindre le séjour des
dieux. Et nous l’accompagnons, nous, ses épouses bien-aimées.
Mais l’ai-je véritablement choisi ?
Je sursaute. Des briques de ma fosse crématoire ont éclaté
sous l’intensité du brasier. Les troncs de bananiers qui surmontaient
le mur circulaire s’effondrent ; des flammes jaillissent ; je tressaille.
Quand tout cela va-t-il finir ?
En une vague muette, un silence respectueux s’installe parmi la foule.
J’en connais déjà la cause. Dominant la cime des arbres
les plus hauts, une nouvelle pyramide richement décorée s’approche
lentement. Elle est soutenue par les épaules de quatre cents porteurs.
Le Grand Prêtre est assis près du cercueil royal au dernier étage
de la tour crématoire.
L’escorte est à la mesure de la magnificence de cet appareil.
Elle compte un gros bataillon de fantassins, armés de piques et de
poignards ; ils sont vêtus d’un pagne blanc et d’un casaquin
rouge. Leur tête est couverte d’un turban de toile blanche qui
laisse à découvert la nuque et le sommet du crâne. À
la mort de leur maître, ils se sont rasés les cheveux en signe
de deuil. Suivent les brahmanes plus nus encore, sans casaquin ni turban.
Puis se succèdent la troupe des anciens officiers aux services du rajah
défunt et celle de ses employés. Le cortège est fermé
par un groupe de quatre cents femmes portant elles aussi un pot sur la tête.
La pyramide se dirige maintenant vers une rampe située à l’est
du terrain de crémation, au cœur même de la cité
royale, dans l’espace réservé aux princes souverains et
autres membres de la haute noblesse. Là où je me trouve aussi.
La rampe donne accès à un pavillon de briques séchées
au soleil dont la hauteur impressionnante atteste la pompe d’un cérémonial
qui doit refléter la dignité exceptionnelle du mort. Le pavillon
est ouvert, reposant sur quatre poteaux surmontés d’un toit conique
en grosse toile, ses quatre faces dirigées vers les points cardinaux.
En son milieu se trouve placée sur des tréteaux une caisse en
bois habilement sculptée. Elle représente un lion rouge. Le
lion regarde l’orient et sa crinière longue et hérissée
imite l’élancement des flammes. Des flammes, toujours des flammes.
Je les entends gémir à l’unisson, impatientes de m’accueillir.
Ma vue se trouble et je vois à travers un brouillard pourpre la pyramide
s’immobiliser à la hauteur du pont attenant au pavillon. Plusieurs
brahmanes y grimpent prestement pour aider le Grand Prêtre à
transférer la dépouille du rajah dans le cercueil au lion. Son
ultime demeure terrestre. Mais pourquoi dois-je l’accompagner dans ce
voyage ? Je suis si jeune ! Et je n’ai pas choisi d’épouser
ce vieillard !
De vives clameurs attirent mon attention. À travers la fumée
blanche qui monte vers le ciel, j’aperçois la cour qui fait son
entrée solennelle, précédée par la garde royale
en casaquin noir. Le prince Dhanga a fière allure dans son palanquin
porté sur les épaules de quatre notables. Il est vêtu
comme sa garde, excepté que son casaquin est jaune brodé d’or
et qu’il va tête nue. Je ne l’ai jamais aimé. Et
depuis qu’il a hérité du trône, il est devenu encore
plus arrogant. Il est accompagné des attributs du pouvoir suprême
: le glaive royal ; les deux dagues montées en diamants ; et les quatre
grandes piques en or. Je vois aussi les membres de la famille royale en casaquin
bleu et vert ; ils suivent à pied ; et viennent enfin les officiers
qui sont au service du nouveau rajah. Le cortège s’arrête
maintenant à l’ouest du pavillon au lion afin de rendre un dernier
hommage au souverain défunt. Puis il se disperse ; chacun gagne sa
place dans les somptueux dais réservés aux membres de la famille
royale qui assisteront à la cérémonie en compagnie de
leur épouse principale et de leurs filles. Aérienne, la troupe
des princesses longe le mur du palais pour rejoindre le dais royal. J’aurais
tant voulu être parmi elles !
Pourquoi ce silence, soudain ? Je n’entends plus que les battements
désordonnés de mon cœur et la respiration brûlante
des fosses. Les brahmanes s’affairent ; certains étendent des
pièces de toiles blanches ; d’autres descendent le cercueil royal
de sa pyramide et le portent sur un joli palanquin jusqu’au pavillon
au lion après en avoir fait deux fois le tour.
Et les lustrations commencent. Entouré des principaux officiants, le
Grand Prêtre déverse le contenu des pots qu’ont portés
les femmes sur le lion écarlate où repose désormais le
rajah. En répandant les liquides aromatiques de chacun des quelque
trois cents récipients, il prononce des mantras. Il récite les
formules rituelles avec une telle énergie que je les entends malgré
le ronflement et les crépitements des brasiers. Des brahmanes brisent
ensuite chaque pot, jetant les débris pour moitié à l’ouest,
pour moitié à l’est.
Le temps s’immobilise. La foule reste silencieuse. La séquence
se répète inlassablement : répandre les onguents ; réciter
les mantras ; briser les pots ; jeter les débris… Le geste se
conjugue à la parole en une litanie obsédante. J’ai du
mal à respirer ; je halète, le souffle court.
Mais brusquement tout s’accélère. Une douzaine de brahmanes
s’emparent de longues torches de bois fin, vont en courant les allumer
à la fosse la plus proche et les portent au Grand Prêtre, qui
les place en dessous du ventre du lion.
Très vite le feu crépite sous le cercueil, les flammes lèchent
les sculptures et la deuxième épouse du rajah sort de sa maisonnette.
Tout comme je le suis, elle est vêtue de blanc, des seins aux genoux.
Ses cheveux sont ajustés et ornés de fleurs. Ses parents et
sa manko sont accroupis le long des rampes du petit pont horizontal sur lequel
elle s’avance lentement. Ils lui prodiguent des encouragements à
voix basse, l’exhortant à ne pas faillir, à ne pas déshonorer
sa famille, à mener jusqu’au bout son rôle de sati.
Je m’entendais bien avec elle. Elle ne me voyait pas comme une rivale
; elle savait que je n’aimais pas notre époux commun. Que je
n’étais qu’un tribut de guerre !
Elle fait maintenant des gestes et des postures de danseuse ; elle est si
gracieuse, si pleine de vie ! Rien dans sa physionomie, ni dans son maintien
ne trahit le moindre effroi. Au contraire, son visage reflète une parfaite
sérénité, mieux : une attente ravissante. Je ne comprends
pas comment cela est possible alors que je tremble de peur pour elle…
Un profond silence règne autour de nous ; on n’entend que le
murmure sinistre des gouffres enflammés.
Dix minutes s’écoulent avant qu’elle n’arrive à
la moitié de la longueur de son pont où il y a une porte. À
son passage, une tourterelle qui était attachée par un bout
de fil à la patte, et dont sa manko coupe l’entrave, s’envole
dans les airs. À cet instant, les acclamations jaillissent de toutes
parts : c’est le signe que le sacrifice est agréé par
les dieux. Des larmes fusent de mes yeux. Comment tous ces gens peuvent-ils
être aussi euphoriques face au suicide d’une des leurs ? Tout
cela est incompréhensible. Mais que fais-je là moi-même
?
Les exclamations occasionnées par le départ de la tourterelle
ont cessé ; la deuxième épouse reprend son voyage vers
la mort. Elle marche dorénavant sur une planche qui s’étend
jusqu’à l’extrémité de son pont. Les brahmanes
entonnent d’une voix forte, des chants… des chants funèbres.
Je la vois qui détache ses cheveux et les fait flotter sur ses épaules.
Qu’elle est belle !
Sa manko s’agenouille et lui lie sa jupe sur les genoux en forme de
caleçon. Elle se met alors à danser de nouveau. Comment peut-elle
avoir le cœur à la danse, alors que j’ai l’estomac
noué de terreur ?
Son père lui tend sa dague ; elle s’en saisit et d’un geste
vif se blesse le bras et l’épaule. Je sursaute comme si c’était
moi qui ressentais la douleur. Mais bientôt ce sera mon tour…
La deuxième épouse tire avec le bout de la dague du sang de
ses blessures qu’elle s’est faites ; elle essuie la lame d’un
doigt et s’en rougit le front. Son père et ses frères
sourient. Par ce geste, elle leur montre qu’elle ne craint pas la mort.
En serai-je capable ?
Ses parents l’incitent à la persévérance ; elle
accompagne de sa voix douce les chants pieux qu’elle entend autour d’elle
; d’un pas régulier, elle avance vers le gouffre enflammé.
Je voudrais lui hurler d’arrêter, mais cela ne servirait à
rien ; elle arrive maintenant au bout fatal de sa planche. Avec un regard
absent, elle rend la dague à son père qui se retire de quelques
pas. Elle est seule dorénavant ; elle porte les mains jointes sur sa
poitrine et… tombe. Toute droite. Elle paraît une seconde dans
l’espace ; je vois encore son sourire béat flotter sur son beau
visage. Un cri m’échappe ; ma manko me fait les gros yeux. La
deuxième épouse s’engloutit dans le gouffre de braise
qui l’attendait depuis des heures. Je pleure sans retenue.
Une douzaine d’hommes attendaient ce moment autour de la fosse. Ils
se précipitent aussitôt, jetant des fagots et renversant au-dessus
d’elle de longs bambous pleins d’huile.
Les cris de douleur de la deuxième épouse sont couverts par
les acclamations de la multitude qui bénissent son heureux destin.
Je n’entends plus rien, comme si la peur m’avait rendu sourde.
Je ne vois qu’une grosse colonne de fumée noire partant du gouffre
pour s’élancer dans l’atmosphère. Où est
passée la deuxième épouse ?
Il ne s’écoule pas cinq minutes entre cette scène et celle,
identique, qui lui succède, dès qu’ont cessé les
vociférations de la foule en délire. La troisième, la
quatrième puis la cinquième épouse sortent successivement
de leur maisonnette en bambou et marchent rejoindre le rajah au cœur
de la fournaise. La sixième épouse a désiré mourir
d’un coup de dague au cœur. Ses proches l’entourent ; son
père lui présente son poignard ; elle s’en saisit à
deux mains, le lève haut devant elle, et se transperce la poitrine
du côté gauche. Elle le fait sans pousser un seul cri, sans l’ombre
d’une hésitation. Je la vois s’écrouler et je ne
peux la soutenir. Son père et ses frères la relèvent
; ils la jettent toute palpitante sur le brasier. C’est affreux ! Comment
a-t-elle pu ? Elle qui paraissait si fragile… si timide.
Mon tour est maintenant venu. L’air vibre d’un silence pesant.
Tous les regards se portent vers mon refuge en bambou. La foule attend. Ils
escomptent tous que je sorte de la cabane et que je joue mon rôle de
sati jusqu’au bout, sans fléchir. Mais j’ai si peur !
Ma manko m’incite à me relever. Elle me tient par le bras, mais
j’ai l’impression qu’elle m’entraîne plutôt
qu’elle ne me soutient dans ma démarche personnelle. Que suis-je
pour elle ? Son honneur serait-il en jeu si j’abandonnais ?
Déjà, je me retrouve à l’air libre. Des milliers
d’yeux me fixent ; j’en ai le vertige. Mes jambes tremblent ;
je m’agrippe à la rambarde. Qu’ils ne comptent pas sur
moi pour esquisser quelques pas de danse !
J’avance lentement, le temps devient aussi épais que l’air
que je respire. Je sens l’odeur de chair brûlée ; j’en
ai la nausée. À moins que ce ne soit la terreur qui crispe ainsi
tous mes muscles.
Voici la porte. Pourvu que la tourterelle ne s’envole pas ! Ma manko
se baisse et coupe le fil qui la retient captive. Elle marche trois petits
pas, surprise d’être de nouveau libre. Elle hésite. Je
la supplie de rester posée mais l’air est trop chaud ; elle s’envole
à la recherche d’un peu de fraîcheur. Comme je l’envie
! Les acclamations fusent. Quel rapport y a-t-il entre ce malheureux volatile
suffocant de chaleur et les dieux ? Le silence s’installe de nouveau.
Je franchis la porte en libérant mes cheveux ; n’est-ce pas cela
qu’ils attendent de moi ?
Ma manko noue ma jupe pour qu’elle ne s’envole pas pendant ma
chute. Elle paraît satisfaite de moi… pour l’instant du
moins. Mon frère aîné me tend sa dague. J’hésite
à m’en saisir. Il insiste. Je la prends d’un geste tremblant.
Je m’égratigne la poitrine et m’accule mon front de mon
propre sang. Des larmes coulent sur mes joues mais personne n’y prend
garde. Ils sont tous électrisés. Je les hais tous. Mes parents
en premier…
Je marche sur la dernière planche. Le gouffre me crache à la
figure son haleine enflammée ; je reste immobile, pétrifiée
à l’extrême limite de ce voyage sans retour, devant l’horrible
spectacle qui paraît à mes pieds. La foule retient son souffle.
Mes frères ne veulent pas perdre la face, ils reculent et s’agenouillent
pour attraper le bout de la planche ; si je ne saute pas, ils vont la faire
basculer et je tomberai malgré tout dans le brasier. Les larmes sèchent
maintenant avant même de quitter le coin de mes yeux. J’étouffe.
Soudain, une clameur s’élève de toute part. Je suis trempée.
Non, ce ne sont pas mes larmes. Non plus mon sang qui perle sur mon sein.
Je lève un bras. Il a changé de couleur. Je ne reconnais pas
ma pâleur naturelle. Je suis devenue indigo ! Indigo !!! Je hurle. Tout
le monde doit croire que j’éructe ma déception de ne plus
pouvoir faire sati. Recouverte d’indigo, je suis maintenant devenue
impure pour le sacrifice. Mais je suis heureuse. Heureuse car je vais pouvoir
vivre. Vivre !!!
En me retournant, je croise le regard de mes frères et de ma manko.
J’y lis de la stupéfaction… et des regrets aussi. Tout
contre moi, il y a un homme que je ne connais pas. Il tient une noix de coco
ouverte. Elle est maculée d’indigo. C’est lui qui a dû
m’asperger ainsi. Et me sauver par ce geste ! Jamais je ne pourrais
lui en être assez reconnaissante. Mais qui est-il ? Un homme courageux
j’en suis persuadée… pour braver ainsi l’avidité
de la foule et l’autorité du nouveau rajah.
Suis-je en train de danser tout en retournant me cacher dans ma cabane en
bambou ? Je veux qu’on m’oublie maintenant ! Je ris toute seule
en voyant des gouttelettes d’indigo marquer mon passage.
Mes frères quittent le pont et redescendent la rampe ; ils ont la tête
basse. Je sens toute l’amertume qui pèse sur leurs épaules.
Mais je m’en moque ! Je suis vivante !
Ma manko m’a abandonnée. Tant mieux, je ne supportais pas sa
présence permanente derrière mon dos. Je suis enfin seule. Seule,
assise dans ma maisonnette à attendre que le coffre funéraire
du rajah se consume entièrement. Des volutes de fumée montent
des brasiers ; où se trouvent actuellement mes consœurs, toutes
les épouses qui ont accompagné notre époux commun, toutes
les sati qui n’ont pas eu ma chance ? J’étouffe un rire
sous mes mains violettes.
Une question s’insinue dans mon esprit soulagé : qui et pourquoi
m’a-t-on sauvée du bûcher ? L’homme n’est pas
de la noblesse car je l’aurais reconnu. Et pour manipuler de l’indigo,
il faut être de la plèbe. Qu’importe, il m’a sauvée…
Le coffre s’est fondu dans les braises ; la cour se retire, la foule
se disperse. Je ne bouge pas. Sur les lieux, il ne reste plus qu’une
garde de brahmanes et les parents mâles des sati ; ils vont attendre
jusqu’au lendemain matin que les foyers aient suffisamment refroidi
pour aller chercher dans les cendres, les os que les flammes n’auront
pas calcinés. Ils les placeront dans des urnes funéraires en
or. Elles seront alors portées sur un autel magnifique, celle du rajah
à l’est, et celles des femmes légèrement plus bas,
à l’ouest.
C’est du moins ce que m’avait expliqué ma manko avant que
la cérémonie ne commence. Elle voulait que je sois rassurée
sur le sort de mes restes. Ce sera pour plus tard. Je ne suis pas pressée
!
Je me lève, sors sur le pont. Je domine la place funéraire quasiment
déserte mais qui fume toujours. Des hommes s’activent à
tout brûler. Tout ce qui a servi à la cérémonie
est jeté dans les fosses crématoires : cercueil, pyramides,
nattes, tissus, décorations ; à l’exception de quelques
étoffes précieuses.
Je décide de quitter ma cabane en bambou avant qu’ils ne la démontent
pour la précipiter dans le brasier, accompagnée de sa rampe
d’accès et du pont menant au gouffre embrasé.
Un jeune homme m’attend au sortir de ma maisonnette. Il est nu ; seul
un pagne lui enserre la taille. Il est nu et il a la peau indigo… tout
comme la mienne. Je lui souris. La noirceur de l’indigo fait resplendir
la blancheur nacrée de ses dents lorsqu’il me rend mon sourire.
Ainsi, voici mon sauveur… Mais qui est-il et pourquoi a-t-il interrompu
mon sacrifice ?
Les parents des sati sont au comble du bonheur car du haut du domaine des
dieux, elles écarteront de leur tête toute calamité qui
pourrait leur advenir.
Par contre, les membres de ma famille doivent être furieux contre moi.
Pourtant je n’y suis pour rien. Je n’ai pas cherché à
être sauvée !
Et qui prendra soin de moi dorénavant ? Moi, qui n’ai pu être
une épouse vertueuse, fidèle au vœu conjugal, une véritable
sati. Mais qu’importe, je suis toujours vivante !
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