Les Demoiselles des Nuages |
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« La jeunesse se fait broyer par la vieillesse.
Le corps affligé par de multiples maladies,
la vie s’épuise forcément, et s’en va.
Ici reposent, comme elles furent de leur vivant,
des créatures au-delà de cette condition. »
Graffitis anonymes – VIIIe siècle
Forteresse de Sigiriya – Sri Lanka
Dans la forêt clairsemée et sèche du nord-est de Ceylan,
la silhouette grise du dagoba se dressait, solitaire. À ses pieds,
seules quelques pierres rongées par le temps attestaient qu’autrefois
un édifice s’était déployé autour du monument
commémoratif de la grandeur spirituelle du Bouddha.
Asoka tourna sur lui-même plusieurs fois, fouillant lentement du regard
le couvert épars des acacias dont les longues épines semblaient
menacer le jeune homme des pires représailles, pour la profanation
qu’il s’apprêtait à commettre. Du haut d’un
arbre, quelques singes au pelage gris argenté, l’observaient
de leurs yeux vifs enfouis dans leur face noire, tout en mâchouillant
des branches fines ou en s’épouillant deux à deux. Un
gobe-mouches du paradis le fixait aussi d’un air réprobateur,
sa crête bien dressée sur sa tête et sa longue queue se
balançant au rythme de ses pépiements.
Malgré les indications dont il disposait, Asoka eut beaucoup de mal
à repérer l’interstice qu’il recherchait entre les
pierres. L’étroite fissure était dissimulée par
d’épais buissons. Il peina pour dégager l’entrée
et son torse cuivré se mit à briller de sueur. Seuls les sifflets
stridents des perroquets verts accompagnèrent sa respiration saccadée
par l’effort.
À demi rassuré par sa solitude toute relative, Asoka plia son
sarong et le noua à la taille. Après une courte prière,
il se glissa dans la fente étroite qui courait entre deux rochers affleurant
à la surface du sol. Le cri aigu d’un singe offusqué par
son audace le retint un instant, puis il reprit sa difficile reptation vers
la cavité naturelle qui se cachait sous la coupole pleine du monument.
Il frissonna quand il pénétra dans l’étroite galerie
qu’il venait de mettre à jour. Il régnait une légère
fraîcheur dans le boyau qui s’enfonçait dans les entrailles
de la terre. Asoka l’apprécia à sa juste valeur, après
avoir enduré la fournaise du dehors pendant les heures de marche qui
l’avaient mené jusqu’aux ruines du monastère de
la forêt.
Asoka avançait lentement, évitant de s’écorcher
aux aspérités des roches qui laissaient, malgré tout,
sur son corps brun des traînées rouge vif. Il avait l’habitude
du travail souterrain et ne souffrait pas de claustrophobie. Sa quête
journalière des gemmes dans les puits profonds et humides du royaume
de Kandy, l’avait préparé aux difficultés physiques
de cette incursion dans le dagoba. Il était familier des longues reptations
aveugles et solitaires dans les entrailles de la terre. Il ne redoutait ni
le silence, ni l’obscurité, ni l’étreinte humide
de la gangue boueuse autour de lui. Pourtant, une appréhension inhabituelle
l’oppressait.
La tension qu’il ressentait dans tout son être provenait de tout
autre chose. Asoka portait le nom d’un empereur indien qui avait envoyé
son fils prêcher la parole du Bouddha dans l’île de Ceylan,
plus de deux mille ans auparavant. Et Asoka se sentait misérable de
profaner ainsi ce monument qui devait certainement protéger une relique
du saint homme ou d’un de ses grands disciples.
Mais Asoka ne possédait pas les richesses de l’ancien empereur.
L’Asoka d’aujourd’hui était pauvre, aussi, l’offre
que l’Anglais lui avait faite ne pouvait être refusée.
En tout cas, pas par lui !
Alors, en suivant les indications de l’Anglais, il avait fait tout ce
long voyage depuis les forêts moites du sud de l’île, pour
se perdre dans cette végétation austère et s’enfoncer
sous le dagoba à moitié écroulé.
La lumière du soleil abandonna Asoka quelques mètres à
peine après l’entrée de la crevasse. Il rampa alors dans
l’obscurité sur une dizaine de mètres, tâtonnant
à l’aveuglette pour trouver le passage, avant d’atteindre
un espace plus dégagé où il put enfin s’accroupir
sur ses talons. Après avoir repris son souffle, il se saisit de la
petite boîte en fer-blanc qu’il portait tout contre lui, roulée
dans son sarong. L’Anglais la lui avait donnée en prévision
du manque de lumière, et Asoka s’était entraîné
à la manipuler dans la nuit noire pendant son voyage d’approche.
Maintenant qu’il se trouvait à pied d’œuvre, il l’ouvrit
d’un geste assuré.
Il retira la bougie de suif et la coinça contre son ventre afin de
ne pas la perdre. Il posa ensuite la boîte en fer-blanc sur ses genoux
et repéra d’un doigt la position de la touffe d’amadou
qui reposait au fond. Il agrippa d’une main le bout de métal
qui servait de briquet et le frappa avec la pierre à feu. De fragiles
étincelles jaillirent et tombèrent sur l’amadou bien sec.
Quelques-unes s’éteignirent de suite et d’autres formèrent
de minuscules points d’ignition. Asoka les encouragea à se développer
en soufflant sur eux, doucement, comme avec tendresse. Ils réagirent
peu à peu, jusqu’à ce que la substance ouatée et
orangée de l’amadou s’enflammât enfin. Asoka reprit
alors la chandelle et l’alluma à la flamme qui vacillait au fond
de la boîte. Puis il referma le couvercle pour éteindre le foyer
qui prenait de l’ampleur, avant de ranger la pierre à feu et
le briquet.
Asoka tendit la bougie de suif, qui dégageait une fumée noire
et malodorante, à bout de bras tout autour de lui pour éclairer
la cavité.
D’abord, il crut que l’espace qui l’entourait était
vide, la lumière de la chandelle ne découvrant que la roche
nue, puis un éclat doré attira son attention. Toujours accroupi,
il avança dans sa direction. Le maigre reflet se métamorphosa
alors en une délicate statuette : Tara la déesse de la compassion
le fixait de ses yeux de bronze depuis une niche taillée dans le rocher.
Asoka parcourut d’un regard respectueux les formes souples et rondes
de la divinité. La main droite de la déesse exprimait le vara
mudrâ, le sceau de la charité, du don, alors que sa main gauche
formait le vitarka mudrâ, le signe du raisonnement, de l’exposition.
Asoka, profondément bouddhiste, fut rassuré en constatant que
la taille de la statuette, qui avoisinait un mètre cinquante, l’empêchait
de la dérober, comme le lui avait demandé l’Anglais.
Le jeune homme resta un long moment à contempler le visage serein de
la déesse sur lequel le reflet des flammes venait à dessiner
par instants un masque inquiétant. Il remarqua que sa coiffe imposante
était percée d’un trou vide et noir, comme si le joyau
qu’il avait dû abriter avait été volé depuis
bien longtemps. Peut-être les informations que détenait l’Anglais
sur ce dagoba venaient-ils du récit — retrouvé dans quelque
écrit ancien - qu’en avait fait ce voleur sacrilège ?
Certain d’avoir respecté son engagement envers l’Anglais,
et d’avoir fidèlement suivi ses consignes, Asoka décida
de s’en retourner d’où il venait. Il pivota sur lui-même,
balayant du regard les parois obscures de la caverne, cherchant des yeux la
bouche de la galerie qu’il venait d’emprunter pour pouvoir regagner
la surface de la terre.
Ce fut à cet instant qu’il le vit…
Depuis son arrivée sur l’île de Ceylan en 1801, Sir John D’Oyly avait occupé plusieurs postes importants dans l’administration britannique. Par ailleurs, il avait eu le privilège d’étudier le bouddhisme et les langues orientales avec d’éminents érudits, et sa nouvelle nomination au poste de Traducteur en Chef du gouvernement en était une conséquence directe. Du fait de cette fonction, il était maintenant engagé dans des missions d’espionnage concernant le royaume de Kandy que le nouveau gouverneur, Sir Robert Brownrigg, envisageait d’annexer au bénéfice de la Couronne d’Angleterre. De nombreux documents lui passaient ainsi entre les mains et il portait sur certains un intérêt tout personnel : surtout ceux ayant trait aux monuments et vestiges anciens de l’île.
Confortablement installé sur la terrasse de sa résidence perchée à flanc de colline en surplomb de la ville de Kandy, Sir John D’Oyly fixait le jeune cingalais qui se tenait bien droit devant lui. Il lui demanda une nouvelle fois : « Asoka, raconte-moi ce que tu as vu. Et n’oublie aucun détail ! Tout peut avoir de l’importance. »
Alors, Asoka reprit d’une voix monocorde le récit de sa découverte. Il parla de son périple à travers l’île, de sa longue marche dans la forêt brûlante, de sa reptation dans la fracture des rochers qui le mena à la statuette de Tara, la déesse de la compassion, et là, il s’arrêta de raconter, marquant une pause.
Sur ses rétines écarquillées par l’émotion, il discernait encore la silhouette immobile, blottie dans un renfoncement du rocher, que la lumière fantomatique de sa chandelle avait tout juste laissé entrevoir.
Un long silence s’établit entre les deux hommes, à peine troublé par le bruissement d’ailes des colibris qui butinaient un massif d’hibiscus pourpres. Au bout de quelques minutes, Sir John D’Oyly l’incita à poursuivre d’un regard. Le jeune mineur, les yeux baissés vers le plancher de la terrasse, murmura : « Avalokiteshvara, le bodhisattva de la compassion, l’époux de Tara était là, assis dans la position du lotus, au fond de la cavité… »
L’esprit rationnel de l’Anglais ne pouvait se satisfaire de cette
explication surnaturelle, d’un mysticisme tout oriental. Il demanda
d’une voix douce, d’un ton paternel qu’il prenait naturellement
avec les gens du peuple de Kandy :
« Ne s’agissait-il pas plutôt, d’une statuette en
bronze comme celle de Tara, son épouse ?
- Non Sirji, il était là, bien là, en chair et en os…
- Alors peut-être as-tu vu une momie, comme celles que l’on trouve
en Égypte ou au Pérou ?
- Je ne connais pas ces pays et je ne sais pas ce qu’est une momie,
Sirji.
- Une momie est un corps humain ou animal, desséché et embaumé
pour survivre au ravage du temps.
- Chez nous, Sirji, les morts sont incinérés…
- Je sais Asoka, mais il peut y avoir parfois des exceptions.
- Et puis, le corps que j’ai vu n’était pas sec comme un
vieux tronc. Il était souple et lisse comme un corps d’homme
vivant, Sirji.
- Alors il s’agissait peut-être d’un yogi, un moine en méditation
qui avait fait vœux de silence et d’immobilité. Avec la
faible lumière projetée par ta chandelle, tu n’as pas
dû bien voir.
- Non Sirji, je vous assure. Au début, c’est ce que j’ai
pensé. Aussi, je suis resté un long moment près de lui.
Après m’être approché, je lui ai parlé pour
lui demander s’il ne manquait de rien. Il ne m’a pas répondu.
Je l’ai alors touché pour m’assurer qu’il n’était
pas malade. Si cela avait été le cas, je l’aurais aidé
à sortir de la grotte. Mais l’homme était mort. Sa peau
était souple mais froide aussi. Son cœur ne battait pas et sa
poitrine restait immobile, aucun souffle ne sortait de ses narines. L’homme
était bien mort, seulement, je ne sais par quel sortilège, son
corps avait l’apparence d’un homme en vie. Il avait les yeux clos
et un sourire de béatitude éclairait son visage rond qui avait
gardé toute l’expression d’un être vivant. Son expression
de félicité était comme celles que l’on peut voir
sur les visages des statues du Bouddha de nos temples. Avec l’effigie
de Tara à ses côtés, je me suis dit qu’il ne pouvait
s’agir que d’Avalokiteshvara, son époux, le bodhisattva
de la compassion. Lui seul peut expliquer ce miracle ! »
Sir John D’Oyly sourit avec commisération devant la crédulité
mystique du jeune mineur. Puis, il se composa une expression sévère
qui assombrit son visage avant de déclarer d’un ton rogue : «
Ton histoire n’est pas crédible. Tu me racontes un fatras de
mensonges. Tu te moques de moi ! »
Mais en disant cela, il ne faisait que provoquer le jeune homme pour le faire
réagir, pour déceler une éventuelle tromperie.
Sir John D’Oyly avait eu connaissance de ce miracle par un vieux document
qu’il avait déchiffré à ses heures perdues. La
mission qu’il avait alors confiée à Asoka n’avait
eu que ce but : s’assurer de la véracité de cette incroyable
information. La découverte de la statuette de Tara n’était
qu’un agréable bonus.
Devant le désarroi du jeune homme, Sir John D’Oyly retrouva un ton plus paternel pour s’adresser à lui, tout autant qu’à lui-même. Il laissa le fil de ses réflexions se dévider librement : « Je ne pense pas que le corps que tu as vu dans la grotte soit celui d’Avalokiteshvara. Il s’agit avec plus de vraisemblance de celui d’un moine, un fervent disciple du Bouddha, qui avait une dévotion particulière pour Tara, la déesse de la compassion. Tu n’as rien à te reprocher, Asoka, tu n’as rien pris, rien volé ; tu n’as fait que regarder et voir un miracle de la nature. Voici, la somme que nous avions convenue. Tu peux t’en aller maintenant et tiens ta langue si tu ne veux pas la perdre. Pour ma part, je vais tenter de protéger cette merveille avant que des rôdeurs mal intentionnés ne s’en occupent eux-mêmes. »
Mais Sir John D’Oyly dut attendre quelques mois avant de mettre son projet à exécution. Il lui fallut tout d’abord participer à la reddition du royaume de Kandy, puis convaincre le gouverneur de Ceylan de l’aider dans son dessein…
Le 1er février 1820, Sir Robert Brownrigg laissa à son successeur
nommé par la Couronne britannique, ses fonctions de gouverneur de Ceylan.
Il quitta l’île quelque temps plus tard, à bord d’un
navire militaire qui le ramena en Angleterre. Dans les cales du bateau, l’ancien
administrateur et chef militaire de Ceylan emportait au fond de ses malles,
outre ses affaires personnelles, une très belle statuette d’une
divinité du panthéon bouddhiste ainsi qu’une momie des
plus étranges.
Après le triomphe de la reddition sans effusion de sang du Royaume
de Kandy, Sir John D’Oyly avait su convaincre le gouverneur de lui mettre
à disposition quelques hommes de troupe dans le but de récupérer
un curieux trésor archéologique.
La petite expédition fut tenue secrète, car il ne fallait surtout
pas ébruiter que des représentants de sa Gracieuse Majesté
allaient piller un sanctuaire religieux. Mais peut-être que cette rumeur
circula malgré tout au sein de la population, et qu’elle fut
une des raisons obscures de la Rébellion de 1817 qui ébranla
la domination britannique sur l’île de Ceylan, et que Sir Robert
Brownrigg dut réprimer avec une grande rigueur.
Peut-être qu’en fin de compte, ce sacrilège provoqua ou
accéléra de manière indirecte son éviction du
poste de gouverneur, et la disgrâce de Sir John D’Oyly à
qui l’on reprocha de n’avoir pas pressenti ou su prévoir
la montée de la rébellion des autochtones de l’île.
En 1830, trois ans avant sa mort, Sir Robert Brownrigg fit don au British
Museum de la statue en bronze que les experts du musée identifièrent
tout d’abord comme étant Pattini la déesse de la fertilité
et de la fidélité conjugale. Il fallut plusieurs années
pour qu’elle fût enfin associée – comme l’avait
pressenti Asoka, son découvreur – à Tara, l’épouse
d’Avalokiteshvara, le bodhisattva de la compassion.
Avec la statuette, Sir Robert Brownrigg céda également l’étrange
et encombrante momie trouvée dans le dagoba. La science du XIXe siècle
ne permit pas d’expliquer l’état de conservation extraordinaire
de cette momie, aussi, l’administrateur du British Museum la fit ranger
dans un recoin préservé du musée en espérant que,
dans l’avenir, une explication pût être donnée à
ce miracle. Au début du XXe siècle des guerres sanglantes et
interminables éprouvèrent l’Europe, et ne furent guère
propices à l’étude de l’état surprenant que
présentait cette curieuse momie. Suite aux bombardements répétés
de l’aviation nazie sur la capitale londonienne, les autorités
anglaises décidèrent le 23 août 1939 d’évacuer
les collections du British Museum et de les répartir en différents
lieux sur le territoire national. La statuette en bronze de Tara et la momie
qui l’accompagnait, furent mises à l’abri dans les réserves
de la National Library du Pays de Galles. À la fin de la guerre, l’effigie
de Tara, la déesse de l’amour, de la compassion et de la miséricorde
retrouva sa place dans les salles du British Museum, comme un des joyaux de
ses collections.
Par contre, la mystérieuse momie à l’apparence si fraîche
ne réintégra jamais le musée. Les archives ne retrouvèrent
pas sa trace. Elle fut déclarée comme perdue.
Mais certainement qu’elle ne fut pas perdue pour tout le monde…