La Lumière des Fleurs |
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Sphyrna lewini dessinait de gracieuses arabesques à plus de
cent mètres de profondeur, en lisière du parc marin
de l’île de Coco, au large du Costa Rica.
Le majestueux requin-marteau halicorne dansait avec ses congénères
au sein d’un groupe de plusieurs centaines d’individus.
Sa parade s’inscrivait dans une chorégraphie ancestrale
que chaque génération avait reproduite et affinée
pour en faire cette somptueuse danse silencieuse qui se déroulait
maintenant au cœur du Pacifique.
La lumière déclinait. Le bleu outremer des eaux profondes
se teintait doucement d’ombres grises. Dans une valse lente,
les requins remontaient peu à peu vers la surface, attirés
par la lueur indécise du soleil rougeoyant. Bientôt,
il n’y eut plus qu’une flaque pourpre à l’horizon
et la lune fit son apparition entourée de son parterre d’étoiles.
Elle illumina de sa clarté diffuse le miroir de l’océan.
Un banc de pastenagues planait à contre-jour et la vision panoramique
de Sphyrna lewini l’en avertit aussitôt. Immunisé
contre leur venin, il se précipita à leur rencontre
suivi de quelques semblables attirés par la perceptive d’un
fabuleux festin. Les raies suivaient le halo blafard de la lune qui
scintillait à la surface des vagues. Les requins les poursuivirent
en rangs serrés, formant une sarabande effrénée
et goulue.
Soudain, une violente tache brillante éclipsa celle de l’astre
lunaire et les raies s’y précipitèrent entraînant
à leur suite le banc de requins halicorne. Sphyrna lewini était
en appétit, il croquait tous les poissons qui passaient à
sa portée et s’en régalait avidement. Tout à
coup, il sentit une résistance inhabituelle sous ses dents
aiguisées. L’onctuosité cartilagineuse des raies
dont il était habitué depuis sa naissance, se métamorphosa
brusquement en une pointe acérée qui lui transperça
la mâchoire.
Sphyrna lewini chercha à recracher cette proie particulièrement
indigeste, mais il ne put s’en défaire, elle restait
accrochée à lui plus sûrement qu’un poisson
pilote. Il tenta de s’éloigner du banc mais alors que
tous ses muscles cherchaient à l’entraîner vers
les abysses sécurisants de l’océan, sa tête
refusait de suivre son corps et remontait irrésistiblement
vers la surface. Sphyrna lewini se rebella de toutes ses forces contre
cette attraction douloureuse qui lui tiraillait sa joue déchirée.
Il s’arc-bouta, se tordit, gigota, se contracta pour mieux se
détendre, claqua des mâchoires et frappa la surface de
l’eau de sa queue puissante lorsqu’il se sentit happé
vers un univers qu’il ne connaissait pas, un monde où
il ne pouvait respirer.
Un croc lui perfora les branchies. Il retomba sur une surface dure
et glissante qui exhalait le sang frais. Sphyrna lewini se débattait
toujours, il donnait de violents coups de queue, agitait ses nageoires,
ouvrait grand son appareil respiratoire endolori. Ses yeux périphériques
lui permirent de voir ce qu’on lui fit alors : deux êtres
étranges l’immobilisèrent avec des piques pendant
qu’un autre découpait avec une effroyable dextérité
son aileron, légitime fierté de son espèce. Sphyrna
lewini ne put exprimer sa souffrance qu’en frappant une dernière
fois sa queue sur le pont du bateau maculé de résidus
organiques, avant qu’elle ne fût tranchée nette
d’un coup de hache. Puis vint le tour de ses indispensables
nageoires qui rejoignirent la pile abjecte des odieux trophées
arrachés aux innombrables requins mutilés sauvagement
cette nuit-là.
Sphyrna lewini était hébété, la douleur
irradiait dans tout son corps estropié. Peu après, il
perçut par-delà sa torture qu’on lui arrachait
les pics qui le retenaient prisonnier et qu’on le poussait sur
le bord de ce monde cruel d’où il chuta bientôt.
Sur le moment, l’eau lui fit du bien, non qu’elle apaisât
ses tourments, mais il put respirer de nouveau.
Il tenta de nager. Mais son corps ne réagissait plus comme
avant. Il ne pouvait plus contrôler ses mouvements. Il lui était
dorénavant impossible d’enrayer sa chute vertigineuse
dans l’abîme qui s’ouvrait à ses yeux effarés.
Une longue traînée de sang marquait son passage dans
les profondeurs de plus en plus sombres de l’océan. Le
temps n’existait plus, ne restait que l’instant. Sphyrna
lewini glissait dans le néant, incapable d’arrêter
cette descente qui scellerait bientôt sa fin.
Tant que dura sa chute, il put respirer. La circulation de l’eau
à travers les membranes de ses branchies lui permettait de
s’oxygéner encore, bien qu’insuffisamment. Lorsqu’il
se retrouva finalement sur le fond sablonneux de la fosse marine,
son corps inerte ne pouvait plus lui permettre d’inhaler l’air
dissous. Sphyrna lewini, cylindre dérisoire de muscles tétanisés
affublé d’une tête grotesque, s’étouffa
peu à peu dans la plus totale et sinistre obscurité.
Autour de lui, d’autres corps mutilés tombaient sans
arrêt en une pluie démentielle ; d’autres requins
rejoignaient leur mouroir. Les femelles avaient le ventre lacéré
et les jeunes qu’elles avaient portés, les suivaient
de près, eux aussi amputés de leurs minuscules ailerons
et délicates nageoires. Bientôt, le fond marin fut jonché
de cadavres de requins-marteaux halicorne et commença alors
le plus fantastique banquet qui fût… de mémoire
de crabes, d’araignées de mer, de myxines et d’holothuries.
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Toute la journée, la flottille des sept bateaux pneumatiques
de la Shark Preservation Foundation (SPF) avait harcelé le
thonier afin qu’il ne pût étendre son filet géant
et pénétrer illégalement dans les limites de
la réserve marine ceinturant l’île de Coco. Les
marins taïwanais avaient riposté par des jets d’eau
sous pression, propulsés avec une extrême violence au
sortir des lances à incendie du bord. Les militants écologistes
avaient été aspergés, malmenés, certains
légèrement commotionnés, mais aucun blessé
grave n’était pour l’heure à déplorer.
À la tombée de la nuit, la tension était montée
d’un cran. Les zodiacs s’étaient faits plus pressants
alors que les pêcheurs ripostaient par des fusées de
détresse tirées à bout portant sur les militants.
Peu après, un pneumatique avait été gravement
endommagé par un feu qui avait été éteint
de justesse avant que le réservoir d’essence n’explosât.
Le capitaine du navire de l’association écologique SPF
avait aussitôt rappelé ses troupes afin d’éviter
un dérapage qui pouvait dès lors devenir dangereux et
potentiellement mortel compte tenu de l’exaspération
grandissante des pêcheurs.
Une autre stratégie s’imposait d’urgence. D’autant
plus que la véritable pêche des marins taïwanais
allait maintenant débuter à la faveur de la nuit. Déjà,
les puissants projecteurs du thonier s’étaient allumés,
attirant les poissons vers la surface, entraînant à leur
suite le banc de requins-marteaux halicorne : unique objet de la convoitise
des pêcheurs cupides qui avaient traversé tout l’océan
Pacifique pour se l’approprier au mépris des règles
internationales établies.
À cet instant, un conseil de crise se tenait dans le carré
du bateau de la fondation. Deux clans s’affrontaient : une minorité
qui voulait en découdre, quitte à enfreindre la loi
; et la majorité des écologistes qui étaient
partisans de s’en tenir à la stricte légalité
en filmant le massacre des requins afin de tenter d’émouvoir
les autorités compétentes, et surtout pour sensibiliser
le grand public. L’assemblée s’échauffait
alors que les spots du thonier taïwanais illuminaient à
quelques encablures de là et sans aucune pudeur, le massacre
qui se perpétrait au sein des requins.
Soudain, le capitaine tapa du point sur la table et demanda le silence.
D’une voix posée, il déclara : « Puisque
nous sommes incapables de nous décider et que le temps presse,
je propose que nous demandions à notre invitée d’honneur
de trancher à notre place : Sophie, que devons nous faire ?
»
Tous les regards se tournèrent vers la dénommée
Sophie, une grande femme arborant une cinquantaine athlétique,
portant des cheveux noirs coupés courts, et exhibant des yeux
vifs, oscillant entre l’ambre et la cannelle au gré de
la lumière. Mais Sophie ne réagissait pas à l’évocation
de son prénom, elle semblait absente, lointaine, totalement
perdue dans ses pensées.
« Sophie, je crois qu’on vous appelle, murmura l’écologiste
la plus proche d’elle, en lui touchant le bras pour attirer
son attention.
- Oui pardon, je vous écoute, sursauta Sophie en pensant en
son for intérieur : cela fait cinq ans déjà que
j’usurpe ce prénom et je n’arrive toujours pas
à m’y faire… comment pourrait-on d’ailleurs
oublier son véritable prénom… Camille… je
l’ai toujours aimé… ce n’est vraiment pas
facile de changer d’identité… sans parler de la
teinture avec laquelle je dois continuellement badigeonner mes cheveux…
ce qui me provoque des allergies… et en plus, les lentilles
colorées qu’il me faut porter en public me gênent
terriblement… parfois j’étouffe dans cette nouvelle
personnalité… et d’autres fois, je bénis
le ciel pour les perceptives de vie que cela m’apporte…
mais je m’égare… je dois me concentrer sur le moment
présent…
- Je disais que nous sollicitions votre avis concernant l’action
à mener ce soir, reprit le capitaine en esquissant un sourire
crispé.
- Au risque de décevoir certains, je ne suis pas en faveur
d’une intervention violente. Nous risquerions d’avoir
des blessés et cela n’aura de toute façon qu’une
portée très limitée dans le temps et l’espace.
Il nous faut continuer la collecte des preuves, des témoignages,
tout ce qui nous permettra de sensibiliser l’opinion publique
et de la rallier à notre cause. N’est-ce pas la raison
de ma présence parmi vous ? demanda Sophie d’un air entendu.
- Certes, c’est ce que nous avons fait toute la journée,
filmer, photographier, enregistrer, mais cette nuit des centaines
de requins vont périr sous nos yeux… Et nous allons rester
là à bavasser, sans rien faire pour arrêter ce
massacre ? tempêta le leader de la minorité décidée
à empêcher les pêcheurs taïwanais de continuer
leur razzia impunément.
- Je suis prête à retourner sur la zone de pêche
pour prendre des clichés du forfait », proposa Sophie,
conciliante.
Quelques minutes plus tard, deux zodiacs quittaient le bord du bateau
écologiste et fendaient les vagues en direction du thonier
pirate. Camille — que tout le monde connaissait sous le nom
de Sophie Aubin, journaliste free-lance de son état —
était sur l’un d’eux, armée de son appareil
photo étanche pour saisir toute l’horreur de cette pêche
illégale, particulièrement sauvage et abjecte. Pendant
qu’elle s’activait à faire son travail de reporter,
un deuxième zodiac tentait de perturber le travail des marins
qui harponnaient les requins-marteaux pour les dépouiller de
leurs ailerons, sans toutefois prendre de risques inconsidérés.
Alors que tout l’équipage du bateau de la fondation écologiste
surveillait les agissements des pêcheurs taïwanais et les
évolutions des deux zodiacs, un troisième canot se laissa
dériver subrepticement pour s’éloigner en silence.
Dès qu’il fut à distance respectable du navire
de la SPF, le pilote lança le moteur hors-bord pour se fondre
dans l’obscurité de la nuit et se diriger vers l’arrière
du thonier.
Trois hommes étaient à bord de ce canot pneumatique,
dont deux avaient revêtu une combinaison sous-marine. Ces militants
appartenaient à l’aile dure de l’association et
ils refusaient la décision prise lors de la réunion.
Ils avaient décidé de mener leur propre action.
Bientôt, les deux hommes équipés de combinaisons
se glissèrent à l’eau, après avoir endossé
des gilets stabilisateurs et des bouteilles d’air comprimé,
alors que le troisième coupait les gaz afin que le zodiac disparût
au creux de la houle.
Les deux plongeurs s’enfoncèrent aussitôt d’une
dizaine de mètres en profondeur et avancèrent vers la
poupe du thonier qui flottait tous moteurs à l’arrêt
pour ne pas effrayer les squales.
Les eaux étaient troubles. De longs filets de sang s’étiraient
lentement au gré des courants et des remous, attirant toujours
plus de requins que la puanteur douceâtre du lieu rendaient
fous et particulièrement agressifs. Des détritus sanguinolents
s’éparpillaient parmi les vagues, vite happés
par des nécrophages attirés eux aussi par l’odeur
du carnage.
Les plongeurs prudents s’étaient équipés
d’un générateur de champ électrique, qui
formait autour d’eux une sorte de bulle protectrice, un espace
de sécurité empêchant les requins d’approcher
à moins d’un mètre.
Ainsi protégés de l’appétit insatiable
des squales, les deux militants extrémistes nagèrent
vigoureusement jusqu’à rejoindre l’hélice
du thonier. Les deux plongeurs se stabilisèrent et sortirent
des filets qu’ils tenaient attachés à leurs ceintures
de plomb, deux pains d’explosif et leurs détonateurs
sous-marins.
L’un des plongeurs s’attela à fixer une charge
sur le safran alors que l’autre se chargeait de l’hélice.
Quelques minutes plus tard, ils quittèrent à grands
coups de palme la poupe du thonier.
Alors qu’ils remontaient précipitamment sur leur zodiac,
les minuteurs se déclenchèrent et des gerbes d’écume
jaillirent en geysers le long de la coque du navire de pêche.
Sous l’eau, la déflagration tordit le métal usiné
des systèmes de propulsion et de gouverne du thonier taïwanais.
L’onde de choc assomma un grand nombre de poissons dont beaucoup
finirent en surface, le ventre en l’air. Les requins-marteaux,
plus robustes, perdirent pour un temps leur sens de l’orientation
et se réfugièrent dans les profondeurs sécurisantes
que la lumière artificielle des projecteurs leur avait fait
quitter, les entraînant à leur perte.
L’explosion secoua le thonier de manière si imprévue
qu’un des pêcheurs qui rejetait un requin mutilé
à la mer, perdit l’équilibre et fut entraîné
par le poids de sa victime. L’homme lança un cri d’épouvante
en tombant au milieu du charnier et se débattit en surface
comme s’il ne savait pas nager. Heureusement pour lui, les requins
étaient encore trop sonnés pour goûter à
ce nouveau mets qui leur était proposé de manière
fort inopinée. Le pêcheur fut remonté précipitamment
à bord du thonier, accroché à une bouée
de sauvetage, elle-même attachée à un cordage
que ses compagnons halèrent en toute hâte.
La déflagration fut accueillie de diverses manières
au sein du groupe d’écologistes. Les uns éclatèrent
de joie en voyant le thonier éclaboussé par une gerbe
d’écume alors que d’autres restèrent prostrés
en réalisant ce que certains des leurs avaient attenté.
Camille, quant à elle était atterrée. Sa situation
personnelle ne souffrait aucun écart par rapport à la
légalité et elle accosta sur le bateau de SPF en affichant
une mine épouvantable. Elle anticipait déjà les
désastres à venir.
Le capitaine était lui aussi catastrophé et il retenait
avec peine une fureur rentrée qui éclata subitement
lorsque les trois responsables de l’attentat débarquèrent
sur le pont, acclamés par les membres de leur groupe et hués
par tous les autres. Eux affichaient une allure satisfaite et semblaient
fiers de leur exploit. Le capitaine tenta de leur faire comprendre
la gravité de leur geste, mais tels des gamins inconscients
et facétieux, ils ne voyaient pas où était le
problème.
Il fallut leur expliquer et cela donna lieu à un violent coup
de gueule du capitaine : « Vous avez fait acte de piraterie
en tentant de détruire un navire dans les eaux costaricaines.
Vous avez attenté à la vie de dizaines de marins. Et
maintenant nous devons porter assistance à cette bande de pirates
de la pêche, ceux-là même que nous pourchassons.
Nous allons devoir les aider à regagner le port le plus proche
et nous expliquer devant les autorités portuaires.
- Pourquoi ne pas les abandonner à leur sort et nous tirer
de là sans rien dire ? esquissa en guise de réponse
le leader des jusqueboutistes.
- Cette attitude serait criminelle ; nous ne savons pas quelles détériorations
le thonier a subies et s’il pourra rejoindre le continent en
toute sécurité, riposta le capitaine, outragé.
- Dans tous les cas, nous devrions nous en tirer sans trop de dommages
en montrant les films que nous avons tournés avant l’explosion,
argumenta l’un des responsables de l’attentat, en conservant
un air crâne.
- Tu oublies que les pêcheurs avaient forcément une licence
de pêche et que rien ne prouve qu’ils se trouvaient à
l’intérieur du parc marin de l’île de Coco,
tempêta le capitaine rouge de colère.
- Tu verras, tout se passera bien… tout se monnaye en Amérique
centrale, ajouta le troisième complice.
- Vous êtes trois inconscients, et maintenant je me retrouve
seul responsable vis-à-vis de la justice », hurla le
capitaine à bout de nerf.
Les charges explosives n’étaient pas suffisamment puissantes pour rendre le safran et l’hélice totalement inutilisables, mais ils étaient maintenant dans un tel état que le thonier ne pouvait dorénavant plus continuer à naviguer en toute sécurité et la prudence exigeait qu’il regagnât le port de plus proche pour faire réparer ses graves avaries.
Ulcéré de honte, le capitaine du bateau de SPF prit contact par radio avec son homologue du thonier taïwanais et ils décidèrent d’un commun accord qu’ils vogueraient de concert à très faible allure pour regagner le port de Puntarenas situé dans les eaux calmes du golfe de Nicoya.
Il fallut plusieurs jours de navigation pour parcourir les quatre cents miles qui séparaient le lieu de pêche de la côte continentale du Costa Rica. Des jours pendant lesquels l’atmosphère au sein du groupe d’écologistes ne fit que se dégrader jusqu’à devenir volcanique lorsque le continent fut enfin en vue. L’hélice du thonier et son safran étant faussés, le bateau de pêche taïwanais avançait de guingois à la vitesse d’une méduse balancée par les flots ; du moins était-ce l’impression que tous les marins ressentaient sur les deux bateaux dont le destin s’était lié de manière fort imprévue. Le capitaine du thonier devait continuellement redresser le cap et il suivait de fait le bateau des écologistes qui lui traçait la route la plus directe pour atteindre le premier port disposant d’un chantier naval suffisamment important.
Camille s’était réfugiée dans sa cabine
et évitait tous contacts, du moins autant qu’elle le
pouvait. Elle cherchait d’une certaine manière à
ce qu’on l’oubliât. Ce qu’elle s’était
toujours efforcée de faire depuis plus trois années
déjà.
Elle appréhendait l’intervention des autorités
portuaires qui allaient immanquablement enquêter sur l’incident
et relever les témoignages des divers participants. Elle s’interrogeait
maintenant sur le bien-fondé d’écrire un article
sur la pêche illégale des requins — si tant est
que l’on pût appeler ça de la pêche —
dans les limites du parc marin de l’île de Coco.
Dès que le convoi ne fut plus qu’à quelques miles
du port, le capitaine prit une décision : ceux qui voulaient
accoster embarqueraient sur un zodiac pour rejoindre la côte
; et ceux qui désiraient éviter d’avoir à
rendre des comptes resteraient à bord. Le capitaine avait déjà
un lourd passif et craignant que son bateau ne fût appréhendé
par les autorités et lui-même emprisonné en attendant
un lointain et incertain procès, il préférait
rejoindre les eaux internationales et disparaître pour un certain
temps du territoire costaricain.
Tous les militants voulurent rester à bord et quitter au plus
tôt l’espace maritime du Costa Rica. Seule Camille se
résolut à débarquer, car elle n’avait pas
d’autre endroit où aller. Elle était depuis deux
ans déjà résidente du Costa Rica et elle y avait
sa demeure. Elle espérait seulement que les Taïwanais
n’avaient pas conscience de sa présence à bord
du navire de la fondation écologiste et qu’elle pourrait
suivre la suite des événements dans le plus strict anonymat.
Alors que le thonier endommagé s’engageait enfin dans les eaux paisibles du golfe, affichant plus que jamais une démarche digne d’un crabe atteint d’ébriété avancée, le bateau de la SPF s’éloignait vers la haute mer en longeant la péninsule de Nicoya, à la recherche d’un endroit abrité afin de débarquer Camille.