La Lumière des Fleurs - Roman de Xavier Pivano - Éditions Ligne continue

La Lumière des Fleurs - Xavier Pivano


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La Lumière des Fleurs
 

Isla del Coco

Sphyrna lewini dessinait de gracieuses arabesques à plus de cent mètres de profondeur, en lisière du parc marin de l’île de Coco, au large du Costa Rica.
Le majestueux requin-marteau halicorne dansait avec ses congénères au sein d’un groupe de plusieurs centaines d’individus. Sa parade s’inscrivait dans une chorégraphie ancestrale que chaque génération avait reproduite et affinée pour en faire cette somptueuse danse silencieuse qui se déroulait maintenant au cœur du Pacifique.
La lumière déclinait. Le bleu outremer des eaux profondes se teintait doucement d’ombres grises. Dans une valse lente, les requins remontaient peu à peu vers la surface, attirés par la lueur indécise du soleil rougeoyant. Bientôt, il n’y eut plus qu’une flaque pourpre à l’horizon et la lune fit son apparition entourée de son parterre d’étoiles. Elle illumina de sa clarté diffuse le miroir de l’océan.
Un banc de pastenagues planait à contre-jour et la vision panoramique de Sphyrna lewini l’en avertit aussitôt. Immunisé contre leur venin, il se précipita à leur rencontre suivi de quelques semblables attirés par la perceptive d’un fabuleux festin. Les raies suivaient le halo blafard de la lune qui scintillait à la surface des vagues. Les requins les poursuivirent en rangs serrés, formant une sarabande effrénée et goulue.
Soudain, une violente tache brillante éclipsa celle de l’astre lunaire et les raies s’y précipitèrent entraînant à leur suite le banc de requins halicorne. Sphyrna lewini était en appétit, il croquait tous les poissons qui passaient à sa portée et s’en régalait avidement. Tout à coup, il sentit une résistance inhabituelle sous ses dents aiguisées. L’onctuosité cartilagineuse des raies dont il était habitué depuis sa naissance, se métamorphosa brusquement en une pointe acérée qui lui transperça la mâchoire.
Sphyrna lewini chercha à recracher cette proie particulièrement indigeste, mais il ne put s’en défaire, elle restait accrochée à lui plus sûrement qu’un poisson pilote. Il tenta de s’éloigner du banc mais alors que tous ses muscles cherchaient à l’entraîner vers les abysses sécurisants de l’océan, sa tête refusait de suivre son corps et remontait irrésistiblement vers la surface. Sphyrna lewini se rebella de toutes ses forces contre cette attraction douloureuse qui lui tiraillait sa joue déchirée. Il s’arc-bouta, se tordit, gigota, se contracta pour mieux se détendre, claqua des mâchoires et frappa la surface de l’eau de sa queue puissante lorsqu’il se sentit happé vers un univers qu’il ne connaissait pas, un monde où il ne pouvait respirer.
Un croc lui perfora les branchies. Il retomba sur une surface dure et glissante qui exhalait le sang frais. Sphyrna lewini se débattait toujours, il donnait de violents coups de queue, agitait ses nageoires, ouvrait grand son appareil respiratoire endolori. Ses yeux périphériques lui permirent de voir ce qu’on lui fit alors : deux êtres étranges l’immobilisèrent avec des piques pendant qu’un autre découpait avec une effroyable dextérité son aileron, légitime fierté de son espèce. Sphyrna lewini ne put exprimer sa souffrance qu’en frappant une dernière fois sa queue sur le pont du bateau maculé de résidus organiques, avant qu’elle ne fût tranchée nette d’un coup de hache. Puis vint le tour de ses indispensables nageoires qui rejoignirent la pile abjecte des odieux trophées arrachés aux innombrables requins mutilés sauvagement cette nuit-là.
Sphyrna lewini était hébété, la douleur irradiait dans tout son corps estropié. Peu après, il perçut par-delà sa torture qu’on lui arrachait les pics qui le retenaient prisonnier et qu’on le poussait sur le bord de ce monde cruel d’où il chuta bientôt. Sur le moment, l’eau lui fit du bien, non qu’elle apaisât ses tourments, mais il put respirer de nouveau.
Il tenta de nager. Mais son corps ne réagissait plus comme avant. Il ne pouvait plus contrôler ses mouvements. Il lui était dorénavant impossible d’enrayer sa chute vertigineuse dans l’abîme qui s’ouvrait à ses yeux effarés. Une longue traînée de sang marquait son passage dans les profondeurs de plus en plus sombres de l’océan. Le temps n’existait plus, ne restait que l’instant. Sphyrna lewini glissait dans le néant, incapable d’arrêter cette descente qui scellerait bientôt sa fin.
Tant que dura sa chute, il put respirer. La circulation de l’eau à travers les membranes de ses branchies lui permettait de s’oxygéner encore, bien qu’insuffisamment. Lorsqu’il se retrouva finalement sur le fond sablonneux de la fosse marine, son corps inerte ne pouvait plus lui permettre d’inhaler l’air dissous. Sphyrna lewini, cylindre dérisoire de muscles tétanisés affublé d’une tête grotesque, s’étouffa peu à peu dans la plus totale et sinistre obscurité.
Autour de lui, d’autres corps mutilés tombaient sans arrêt en une pluie démentielle ; d’autres requins rejoignaient leur mouroir. Les femelles avaient le ventre lacéré et les jeunes qu’elles avaient portés, les suivaient de près, eux aussi amputés de leurs minuscules ailerons et délicates nageoires. Bientôt, le fond marin fut jonché de cadavres de requins-marteaux halicorne et commença alors le plus fantastique banquet qui fût… de mémoire de crabes, d’araignées de mer, de myxines et d’holothuries.

*******

Toute la journée, la flottille des sept bateaux pneumatiques de la Shark Preservation Foundation (SPF) avait harcelé le thonier afin qu’il ne pût étendre son filet géant et pénétrer illégalement dans les limites de la réserve marine ceinturant l’île de Coco. Les marins taïwanais avaient riposté par des jets d’eau sous pression, propulsés avec une extrême violence au sortir des lances à incendie du bord. Les militants écologistes avaient été aspergés, malmenés, certains légèrement commotionnés, mais aucun blessé grave n’était pour l’heure à déplorer.
À la tombée de la nuit, la tension était montée d’un cran. Les zodiacs s’étaient faits plus pressants alors que les pêcheurs ripostaient par des fusées de détresse tirées à bout portant sur les militants. Peu après, un pneumatique avait été gravement endommagé par un feu qui avait été éteint de justesse avant que le réservoir d’essence n’explosât. Le capitaine du navire de l’association écologique SPF avait aussitôt rappelé ses troupes afin d’éviter un dérapage qui pouvait dès lors devenir dangereux et potentiellement mortel compte tenu de l’exaspération grandissante des pêcheurs.
Une autre stratégie s’imposait d’urgence. D’autant plus que la véritable pêche des marins taïwanais allait maintenant débuter à la faveur de la nuit. Déjà, les puissants projecteurs du thonier s’étaient allumés, attirant les poissons vers la surface, entraînant à leur suite le banc de requins-marteaux halicorne : unique objet de la convoitise des pêcheurs cupides qui avaient traversé tout l’océan Pacifique pour se l’approprier au mépris des règles internationales établies.
À cet instant, un conseil de crise se tenait dans le carré du bateau de la fondation. Deux clans s’affrontaient : une minorité qui voulait en découdre, quitte à enfreindre la loi ; et la majorité des écologistes qui étaient partisans de s’en tenir à la stricte légalité en filmant le massacre des requins afin de tenter d’émouvoir les autorités compétentes, et surtout pour sensibiliser le grand public. L’assemblée s’échauffait alors que les spots du thonier taïwanais illuminaient à quelques encablures de là et sans aucune pudeur, le massacre qui se perpétrait au sein des requins.
Soudain, le capitaine tapa du point sur la table et demanda le silence. D’une voix posée, il déclara : « Puisque nous sommes incapables de nous décider et que le temps presse, je propose que nous demandions à notre invitée d’honneur de trancher à notre place : Sophie, que devons nous faire ? »
Tous les regards se tournèrent vers la dénommée Sophie, une grande femme arborant une cinquantaine athlétique, portant des cheveux noirs coupés courts, et exhibant des yeux vifs, oscillant entre l’ambre et la cannelle au gré de la lumière. Mais Sophie ne réagissait pas à l’évocation de son prénom, elle semblait absente, lointaine, totalement perdue dans ses pensées.
« Sophie, je crois qu’on vous appelle, murmura l’écologiste la plus proche d’elle, en lui touchant le bras pour attirer son attention.
- Oui pardon, je vous écoute, sursauta Sophie en pensant en son for intérieur : cela fait cinq ans déjà que j’usurpe ce prénom et je n’arrive toujours pas à m’y faire… comment pourrait-on d’ailleurs oublier son véritable prénom… Camille… je l’ai toujours aimé… ce n’est vraiment pas facile de changer d’identité… sans parler de la teinture avec laquelle je dois continuellement badigeonner mes cheveux… ce qui me provoque des allergies… et en plus, les lentilles colorées qu’il me faut porter en public me gênent terriblement… parfois j’étouffe dans cette nouvelle personnalité… et d’autres fois, je bénis le ciel pour les perceptives de vie que cela m’apporte… mais je m’égare… je dois me concentrer sur le moment présent…
- Je disais que nous sollicitions votre avis concernant l’action à mener ce soir, reprit le capitaine en esquissant un sourire crispé.
- Au risque de décevoir certains, je ne suis pas en faveur d’une intervention violente. Nous risquerions d’avoir des blessés et cela n’aura de toute façon qu’une portée très limitée dans le temps et l’espace. Il nous faut continuer la collecte des preuves, des témoignages, tout ce qui nous permettra de sensibiliser l’opinion publique et de la rallier à notre cause. N’est-ce pas la raison de ma présence parmi vous ? demanda Sophie d’un air entendu.
- Certes, c’est ce que nous avons fait toute la journée, filmer, photographier, enregistrer, mais cette nuit des centaines de requins vont périr sous nos yeux… Et nous allons rester là à bavasser, sans rien faire pour arrêter ce massacre ? tempêta le leader de la minorité décidée à empêcher les pêcheurs taïwanais de continuer leur razzia impunément.
- Je suis prête à retourner sur la zone de pêche pour prendre des clichés du forfait », proposa Sophie, conciliante.

Quelques minutes plus tard, deux zodiacs quittaient le bord du bateau écologiste et fendaient les vagues en direction du thonier pirate. Camille — que tout le monde connaissait sous le nom de Sophie Aubin, journaliste free-lance de son état — était sur l’un d’eux, armée de son appareil photo étanche pour saisir toute l’horreur de cette pêche illégale, particulièrement sauvage et abjecte. Pendant qu’elle s’activait à faire son travail de reporter, un deuxième zodiac tentait de perturber le travail des marins qui harponnaient les requins-marteaux pour les dépouiller de leurs ailerons, sans toutefois prendre de risques inconsidérés.
Alors que tout l’équipage du bateau de la fondation écologiste surveillait les agissements des pêcheurs taïwanais et les évolutions des deux zodiacs, un troisième canot se laissa dériver subrepticement pour s’éloigner en silence. Dès qu’il fut à distance respectable du navire de la SPF, le pilote lança le moteur hors-bord pour se fondre dans l’obscurité de la nuit et se diriger vers l’arrière du thonier.
Trois hommes étaient à bord de ce canot pneumatique, dont deux avaient revêtu une combinaison sous-marine. Ces militants appartenaient à l’aile dure de l’association et ils refusaient la décision prise lors de la réunion. Ils avaient décidé de mener leur propre action.
Bientôt, les deux hommes équipés de combinaisons se glissèrent à l’eau, après avoir endossé des gilets stabilisateurs et des bouteilles d’air comprimé, alors que le troisième coupait les gaz afin que le zodiac disparût au creux de la houle.
Les deux plongeurs s’enfoncèrent aussitôt d’une dizaine de mètres en profondeur et avancèrent vers la poupe du thonier qui flottait tous moteurs à l’arrêt pour ne pas effrayer les squales.
Les eaux étaient troubles. De longs filets de sang s’étiraient lentement au gré des courants et des remous, attirant toujours plus de requins que la puanteur douceâtre du lieu rendaient fous et particulièrement agressifs. Des détritus sanguinolents s’éparpillaient parmi les vagues, vite happés par des nécrophages attirés eux aussi par l’odeur du carnage.
Les plongeurs prudents s’étaient équipés d’un générateur de champ électrique, qui formait autour d’eux une sorte de bulle protectrice, un espace de sécurité empêchant les requins d’approcher à moins d’un mètre.
Ainsi protégés de l’appétit insatiable des squales, les deux militants extrémistes nagèrent vigoureusement jusqu’à rejoindre l’hélice du thonier. Les deux plongeurs se stabilisèrent et sortirent des filets qu’ils tenaient attachés à leurs ceintures de plomb, deux pains d’explosif et leurs détonateurs sous-marins.
L’un des plongeurs s’attela à fixer une charge sur le safran alors que l’autre se chargeait de l’hélice. Quelques minutes plus tard, ils quittèrent à grands coups de palme la poupe du thonier.
Alors qu’ils remontaient précipitamment sur leur zodiac, les minuteurs se déclenchèrent et des gerbes d’écume jaillirent en geysers le long de la coque du navire de pêche. Sous l’eau, la déflagration tordit le métal usiné des systèmes de propulsion et de gouverne du thonier taïwanais.
L’onde de choc assomma un grand nombre de poissons dont beaucoup finirent en surface, le ventre en l’air. Les requins-marteaux, plus robustes, perdirent pour un temps leur sens de l’orientation et se réfugièrent dans les profondeurs sécurisantes que la lumière artificielle des projecteurs leur avait fait quitter, les entraînant à leur perte.
L’explosion secoua le thonier de manière si imprévue qu’un des pêcheurs qui rejetait un requin mutilé à la mer, perdit l’équilibre et fut entraîné par le poids de sa victime. L’homme lança un cri d’épouvante en tombant au milieu du charnier et se débattit en surface comme s’il ne savait pas nager. Heureusement pour lui, les requins étaient encore trop sonnés pour goûter à ce nouveau mets qui leur était proposé de manière fort inopinée. Le pêcheur fut remonté précipitamment à bord du thonier, accroché à une bouée de sauvetage, elle-même attachée à un cordage que ses compagnons halèrent en toute hâte.
La déflagration fut accueillie de diverses manières au sein du groupe d’écologistes. Les uns éclatèrent de joie en voyant le thonier éclaboussé par une gerbe d’écume alors que d’autres restèrent prostrés en réalisant ce que certains des leurs avaient attenté.
Camille, quant à elle était atterrée. Sa situation personnelle ne souffrait aucun écart par rapport à la légalité et elle accosta sur le bateau de SPF en affichant une mine épouvantable. Elle anticipait déjà les désastres à venir.
Le capitaine était lui aussi catastrophé et il retenait avec peine une fureur rentrée qui éclata subitement lorsque les trois responsables de l’attentat débarquèrent sur le pont, acclamés par les membres de leur groupe et hués par tous les autres. Eux affichaient une allure satisfaite et semblaient fiers de leur exploit. Le capitaine tenta de leur faire comprendre la gravité de leur geste, mais tels des gamins inconscients et facétieux, ils ne voyaient pas où était le problème.
Il fallut leur expliquer et cela donna lieu à un violent coup de gueule du capitaine : « Vous avez fait acte de piraterie en tentant de détruire un navire dans les eaux costaricaines. Vous avez attenté à la vie de dizaines de marins. Et maintenant nous devons porter assistance à cette bande de pirates de la pêche, ceux-là même que nous pourchassons. Nous allons devoir les aider à regagner le port le plus proche et nous expliquer devant les autorités portuaires.
- Pourquoi ne pas les abandonner à leur sort et nous tirer de là sans rien dire ? esquissa en guise de réponse le leader des jusqueboutistes.
- Cette attitude serait criminelle ; nous ne savons pas quelles détériorations le thonier a subies et s’il pourra rejoindre le continent en toute sécurité, riposta le capitaine, outragé.
- Dans tous les cas, nous devrions nous en tirer sans trop de dommages en montrant les films que nous avons tournés avant l’explosion, argumenta l’un des responsables de l’attentat, en conservant un air crâne.
- Tu oublies que les pêcheurs avaient forcément une licence de pêche et que rien ne prouve qu’ils se trouvaient à l’intérieur du parc marin de l’île de Coco, tempêta le capitaine rouge de colère.
- Tu verras, tout se passera bien… tout se monnaye en Amérique centrale, ajouta le troisième complice.
- Vous êtes trois inconscients, et maintenant je me retrouve seul responsable vis-à-vis de la justice », hurla le capitaine à bout de nerf.

Les charges explosives n’étaient pas suffisamment puissantes pour rendre le safran et l’hélice totalement inutilisables, mais ils étaient maintenant dans un tel état que le thonier ne pouvait dorénavant plus continuer à naviguer en toute sécurité et la prudence exigeait qu’il regagnât le port de plus proche pour faire réparer ses graves avaries.

Ulcéré de honte, le capitaine du bateau de SPF prit contact par radio avec son homologue du thonier taïwanais et ils décidèrent d’un commun accord qu’ils vogueraient de concert à très faible allure pour regagner le port de Puntarenas situé dans les eaux calmes du golfe de Nicoya.

Il fallut plusieurs jours de navigation pour parcourir les quatre cents miles qui séparaient le lieu de pêche de la côte continentale du Costa Rica. Des jours pendant lesquels l’atmosphère au sein du groupe d’écologistes ne fit que se dégrader jusqu’à devenir volcanique lorsque le continent fut enfin en vue. L’hélice du thonier et son safran étant faussés, le bateau de pêche taïwanais avançait de guingois à la vitesse d’une méduse balancée par les flots ; du moins était-ce l’impression que tous les marins ressentaient sur les deux bateaux dont le destin s’était lié de manière fort imprévue. Le capitaine du thonier devait continuellement redresser le cap et il suivait de fait le bateau des écologistes qui lui traçait la route la plus directe pour atteindre le premier port disposant d’un chantier naval suffisamment important.

Camille s’était réfugiée dans sa cabine et évitait tous contacts, du moins autant qu’elle le pouvait. Elle cherchait d’une certaine manière à ce qu’on l’oubliât. Ce qu’elle s’était toujours efforcée de faire depuis plus trois années déjà.
Elle appréhendait l’intervention des autorités portuaires qui allaient immanquablement enquêter sur l’incident et relever les témoignages des divers participants. Elle s’interrogeait maintenant sur le bien-fondé d’écrire un article sur la pêche illégale des requins — si tant est que l’on pût appeler ça de la pêche — dans les limites du parc marin de l’île de Coco.
Dès que le convoi ne fut plus qu’à quelques miles du port, le capitaine prit une décision : ceux qui voulaient accoster embarqueraient sur un zodiac pour rejoindre la côte ; et ceux qui désiraient éviter d’avoir à rendre des comptes resteraient à bord. Le capitaine avait déjà un lourd passif et craignant que son bateau ne fût appréhendé par les autorités et lui-même emprisonné en attendant un lointain et incertain procès, il préférait rejoindre les eaux internationales et disparaître pour un certain temps du territoire costaricain.
Tous les militants voulurent rester à bord et quitter au plus tôt l’espace maritime du Costa Rica. Seule Camille se résolut à débarquer, car elle n’avait pas d’autre endroit où aller. Elle était depuis deux ans déjà résidente du Costa Rica et elle y avait sa demeure. Elle espérait seulement que les Taïwanais n’avaient pas conscience de sa présence à bord du navire de la fondation écologiste et qu’elle pourrait suivre la suite des événements dans le plus strict anonymat.

Alors que le thonier endommagé s’engageait enfin dans les eaux paisibles du golfe, affichant plus que jamais une démarche digne d’un crabe atteint d’ébriété avancée, le bateau de la SPF s’éloignait vers la haute mer en longeant la péninsule de Nicoya, à la recherche d’un endroit abrité afin de débarquer Camille.