Chair amie |
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Soudain, la lumière s’éteignit. Un silence oppressant
flotta alors dans le noir, laissant vite la place à une clameur
d’angoisse qui, se propageant de proche en proche, enfla si vite
qu’elle se transforma en un vacarme assourdissant. Une panique
généralisée se répandit comme une traînée
de poudre le long des couloirs et des galeries couvertes.
Dans un tumulte bruyant, une bousculade fiévreuse, les gens cherchèrent
à se diriger vers les quelques sorties visibles, guidés
par la luminosité provenant de l’extérieur. Ils
en oublièrent de tenir fermement leur sac contre leur corps et
de protéger leurs poches contre l’intrusion opportuniste
des pickpockets à l’affût de la moindre occasion.
Loin des grandes portes, loin de la lumière, au cœur de
l’obscurité, la fuite était impossible. Tels des
animaux aveugles pris dans les mailles d’une nuit sans lune, ceux
qui se trouvaient prisonniers des ténèbres s’agitèrent
et gémirent. L’écho de leurs cris d’effroi
retentit sous les hautes voûtes.
Blotti derrière une pile de tapis, l’homme n’attendait
que cet instant. Il se redressa d’un bond, bousculant au passage
un touriste figé dans le noir. Il sauta sur sa proie, lui planta
une seringue minuscule dans le cou, et, sans attendre que son corps
ne s’affaisse comme une poupée de son, il l’entraîna
vers sa cache.
Juste avant que la lumière ne s’éteigne, il avait croisé son regard. Il y avait lu de la répulsion, de la peur aussi. La répulsion lui était égale. Mais la peur, il aimait ça !
Le temps était compté dorénavant. Le produit n’agirait que pendant quelques dizaines de minutes. Juste la durée nécessaire pour rejoindre le repaire.
Il courait maintenant dans les allées, sa forte corpulence lui permettant de forcer le passage au travers de la foule des badauds terrorisés par la panne de lumière. Il devait quitter les lieux au plus vite, déjà quelques échoppes offraient des havres de sécurité autour de lanternes à huile allumées en urgence.
L’homme cachait son visage sous ses coudes relevés et maintenait son panier, dans laquelle sa proie reposait cachée à la vue des passants, en équilibre sur ses épaules massives. Il atteignit enfin une sortie. La clarté du jour l’éblouit. Il marqua une pause, clignant des yeux. Sa proie ne bougeait pas. Il ne ressentait aucune agitation sur son dos. Uniquement le poids réconfortant du corps engourdi.
Il n’était pas très loin du lieu où on l’attendait.
Il marcha d’un pas décidé au milieu de la rue, les
yeux baissés sur les pavés. Arrivé devant la porte
d’entrée, il jeta un regard furtif autour de lui, avant
de frapper la séquence de coups convenue. La porte s’ouvrit
immédiatement et il s’engouffra dans la pénombre.
Il descendit quelques marches d’escalier et déposa enfin
sa charge sur le carrelage. Avec un sourire gourmand, il se saisit de
sa proie et l’étendit sur une dalle surélevée.
Il laissa ses mains caresser le corps offert… Il aurait voulu
poursuivre seul, mais les autres arrivèrent aussitôt.
Le chef lui jeta un ordre bref et il dut leur laisser sa proie. Il le
fit de mauvaise grâce, grognant des insanités, et sa frustration
le faisait baver comme un animal atteint de la rage. Il rejoignit le
chef et le suivit dans une petite pièce où il s’accroupit
près de lui, l’œil rivé sur un mouchard. Sa
récompense. Son bonus en plus du salaire qu’il toucherait
quand tout serait terminé. Et il les vit s’acharner sur
sa proie !
Ils étaient trois, habillés de vert, un masque sur leur visage ; des gants recouvraient leur main et une drôle de coiffe enserrait leurs cheveux.
Il ne perdit aucune miette du spectacle lorsqu’ils dévêtirent
sa victime pour l’allonger ensuite sur un drap d’une blancheur
immaculée. D’un coup, une lumière violente illumina
la scène. Malgré la douleur qui frappa son cerveau, il
ne cligna pas des yeux, fasciné par la grâce du corps offert.
Elle était là, allongée sur le dos, si proche et
pourtant inaccessible. Elle ne lui appartenait pas. Peut-être
une autre fois…
Il lui sembla qu’elle ouvrit les yeux un court instant, juste le temps pour qu’une expression d’étonnement ne se fige sur son visage, avant que l’un des trois ne la pique de nouveau, avec une seringue similaire à celle qu’on lui avait donnée pour l’amener ici.
Puis, il vit le groupe s’affairer autour d’elle. Du sang coula sur ses cuisses, entre ses jambes, imbibant le drap blanc, le maculant de taches rouge qui noircissaient peu à peu, au fur et à mesure que durait leur manège…
Trois jours, plus tard, il revint chercher sa proie. Elle était
toujours inconsciente. Mais habillée de nouveau. Le chef était
là, il ne pouvait pas désobéir. Il aurait tant
voulu se l’approprier. En grognant de dépit, il la plaça
dans son panier, chargea le tout sur ses épaules et se dirigea
vers la sortie.
Il marcha dans le quartier, cherchant un endroit propice. Aucun ne
semblait lui convenir. Comme s’il voulait retarder le moment
de la séparation.
Soudain, il sentit un tremblement dans son dos. De légères
secousses ébranlaient son panier. Elle était en train
de se réveiller.
Il posa son fardeau dans l’encoignure d’une porte. Il
s’accroupit, masquant de son dos large ses mains qui renversèrent
le panier. Sa victime roula sur les pavés.
Elle ouvrit les yeux.
Il croisa à nouveau son regard.
Une nouvelle fois, il y lut un mélange de peur et de révulsion auquel venait maintenant se mêler de l’étonnement et de l’incompréhension…
Pourquoi avais-je la sensation d’avoir du coton dans les oreilles ?
M’étais-je cognée la tête en tombant ?
Étais-je en train de rêver tout cela ?
Ou bien était-ce la réalité?