Mille Sourires Radieux |
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« Tourist ? » demanda machinalement le policier installé
derrière l’un des guichets de contrôle des passeports
à l’aéroport de Yangon, tout en tapotant sur le
clavier de son ordinateur.
- Yes Sir ! répondit docilement Giulio.
- Current occupation ? interrogea le policier sans lever les yeux
sur le nouveau venu.
- Typographer ! souffla Giulio avec naturel.
- Sur votre visa il est marqué : pressman. Êtes-vous
journaliste, oui ou non ? aboya le policier en fixant Giulio d’un
air inquisiteur.
- C’est un problème de traduction… Le mot typographe
peut être traduit en anglais par typographer ou pressman, expliqua
Giulio qui tentait de corriger la bourde faite par l’agence
de Bangkok lors de sa demande de visa transmise à l’ambassade
du Myanmar, nom officiel de la Birmanie.
- Peut-être, mais un pressman est un journaliste, gronda le
fonctionnaire en alertant aussitôt sa hiérarchie.
- Que se passe-t-il ? s’enquit l’officier de service.
- Monsieur dit qu’il est typographe alors que sur son visa délivré
en Thaïlande, sa profession actuelle est notée comme étant
journaliste, résuma le policier du guichet.
- Je vois… Je vois… Mais, il doit certainement s’agir
d’une erreur de traduction, n’est-ce pas ? suggéra
l’officier d’un ton impersonnel.
- Absolument ! confirma Giulio avec empressement.
- Monsieur vient seulement passer des vacances en tant que touriste
désireux de découvrir les charmes de notre merveilleux
pays, insista l’officier en détaillant la tenue vestimentaire
élégante de ce jeune visiteur étranger, célibataire
d’après les informations écrites sur son passeport.
- Je vous le certifie, appuya Giulio en répondant sur le même
ton à l’ironie placide du gradé.
- Et Monsieur a certainement lu les lignes suivantes qu’il a
signées en remplissant sa demande de visa : les touristes doivent
se conformer aux lois de l’Union de Myanmar et ne doivent pas
s’immiscer dans les affaires internes de l’Union de Myanmar
; les personnes qui enfreignent les lois, règles et règlements
existants au sein de l’Union de Myanmar seront soumis à
des poursuites judiciaires, débita l’officier sans se
départir de son flegme.
- Je l’entends bien ainsi, acquiesça Giulio en marquant
son assentiment d’un respectueux hochement de tête.
- Alors Monsieur est le bienvenu sur notre territoire », termina
le policier en rendant à Giulio son passeport tamponné
par le guichetier.
Mais lorsque Giulio franchit serein la porte du hall de l’aéroport pour chercher un taxi, il ne savait pas que l’officier avait attaché à ses pas un agent chargé de le surveiller pendant toute la durée de son séjour.
L’hôtel des Trois Saisons, réservé par
le cousin de Lamoon depuis Bangkok, était situé dans
une rue étroite au sein d’un quartier calme, à
deux pas du centre de Yangon. Giulio y fut accueilli par une femme
d’une soixantaine d’années. Elle se présenta
en affichant un sourire usé mais cordial : « Bienvenu
Saya, je m’appelle Daw Hla Mya. Vous devez être bien fatigué…
Suivez-moi, je vais vous montrer votre chambre. Nous ferons les formalités
plus tard. »
Giulio s’allongea sur le lit immense qui aurait pu accueillir
une famille entière et ferma les yeux un instant. Il respira
avec bonheur les senteurs exhalées par des chapelets de fleurs
de frangipanier pendus à divers endroits de la chambre. Elles
masquaient en partie les odeurs de moisi, car l’humidité
suintait sur tous les murs, cachée derrière des lambris
de bois sombre. Jusqu’à présent, Giulio n’avait
jamais quitté l’Europe, sauf bien sûr pour se rendre
à New York ou en Californie afin d’assister à
des manifestations cinématographiques d’importance.
Aujourd’hui, il se sentait perdu. La nuit était tombée
et la ville avait sombré brutalement dans l’obscurité.
Jamais il n’avait vu une si grande ville entièrement
dans le noir. Cela l’angoissait. Il avait l’estomac noué
malgré la faim qui le tenaillait. Il voulut prendre une douche
mais un gros vers noirâtre ondulait sur le carrelage blanc.
Il se sentit menacé, fragile. Qu’était-il venu
faire ici ? Pourquoi s’était-il embarqué dans
une telle affaire qui ne le concernait pas vraiment ? Si la fille
avait tué sa mère en utilisant le stratagème
du rubis tel qu’il le pensait, cela ferait certes un scoop journalistique,
mais était-il, lui, de taille à mener cette enquête
? Lui Giulio, l’enfant gâté qui avait toujours
recherché les lieux festifs pour jouir égoïstement
de la vie sans se préoccuper de rien d’autre ?
Un léger bruit à la porte de sa chambre le sortit de
son apathie, la patronne de l’hôtel l’attendait
au dehors :
« Je suppose que vous n’avez pas eu la possibilité
de changer de l’argent depuis votre arrivée, aussi permettez-moi
de vous prêter de quoi dîner ce soir, dit-elle en tendant
à son hôte un billet de cinq mille kyats.
- Je vous remercie infiniment, répondit Giulio touché
par cette marque d’attention… et de confiance car elle
ne lui demanda aucun reçu.
- Vous trouverez de quoi vous restaurer au coin de la rue »,
ajouta-t-elle en désignant une lumière jaunâtre
à quelques centaines de mètres de l’hôtel.
Giulio s’y dirigea peu après, tel un papillon de nuit
attiré par le halo lumineux d’un réverbère.
La ville baignait dans l’obscurité, mais l’activité
se maintenait néanmoins autour d’oasis de lumière
entretenues par des groupes électrogènes bruyants et
malodorants. Giulio se sentait oppressé, inquiet, comme si
chaque recoin d’ombre cachait une menace diffuse, inconnue.
Il marcha d’un pas nerveux et arriva bien vite au restaurant.
Il s’assit et consulta la carte que lui tendit un jeune homme
avenant. Heureusement elle était en anglais… Lorsqu’il
revint à l’hôtel, sa tension s’était
enfin dissipée. Un repas savoureux et une bière fraîche
avaient eu raison de ses inquiétudes. Et aussi la gentillesse
naturelle du serveur qui s’était occupé de lui
avec prévenance. Giulio allait retourner à sa chambre
au fond du minuscule jardin qui donnait sur la rue, lorsqu’il
réalisa que la propriétaire de l’hôtel était
assise sur la terrasse devant l’entrée de son établissement.
Il s’approcha d’elle et lança, cordial :
« Bonsoir miss Daw !
- Cher Saya, savez-vous ce que vous venez de dire ? reprit la vieille
dame en affichant un sourire indulgent.
- Bonsoir miss Daw, je suppose, répondit Giulio, étonné.
- Certes, mais cela signifie : bonsoir madame Madame, gloussa-t-elle
avec bienveillance.
- Désolé, je ne savais pas, s’excusa Giulio, amusé
par sa propre ignorance… bien légitime toutefois.
- En Birmanie, il n’y a pas de noms de famille qui se transmettent
de parents à enfants. Chacun porte un nom qui lui est personnel
et qui ne se décompose pas en patronyme et prénom comme
chez vous en Occident. Par contre, on ajoute très fréquemment
un titre honorifique. Dans mon cas, Daw veut dire Tante dans son sens
premier, mais on l’utilise surtout pour marquer le respect à
une personne âgée ; chez vous, il peut être traduit
par Madame. Mon nom Hla Mya signifie : Jolie Émeraude. En Birmanie,
on attribue souvent un nom de gemme à un nouveau-né
pour traduire le bien précieux qu’il représente
pour ses parents. On y associe aussi un mot exprimant des qualités
physiques ou morales. Pour ma part, j’avais des reflets verts
au fond des yeux et j’étais un nourrisson particulièrement
joli, d’où mon nom, conclut Daw Hla Mya.
- Voilà une charmante tradition, commenta Giulio en observant
son hôtesse avec attention, à la recherche de sa beauté
aujourd’hui disparue.
- Vous vous demandez certainement où se trouve le Hla de mon
nom. Le côté joli de ma personne. Sachez Saya que je
n’ai pas toujours été cette femme âgée,
empâtée et usée, à la peau desséchée
et grise. Je fus en mon temps une jeune fille au teint clair, mince
et pleine de vie. Avant que mes bras et mon visage ne deviennent flasques
et flétris, ils furent chatoyants et fermes comme des fleurs
de frangipaniers, souligna avec simplicité Daw Hla Mya.
- Je suis confus… je ne voulais pas… vous vous méprenez…
bredouilla Giulio, gêné d’avoir été
si facilement percé à jour.
- Ne vous excusez pas, dit-elle en souriant, je n’ai aucun regret
ni amertume contre les mauvais coups que le destin m’a réservés.
- Qu’entendez-vous par là, Daw Hla Mya ? demanda Giulio
avec respect.
- J’ai été élue Miss Université
de Yangon quand j’étais étudiante. J’étais
célèbre non seulement pour ma beauté, mais aussi
pour ma joie de vivre et pour les nombreux admirateurs que j’entraînais
dans mon sillage de fêtes en fêtes. D’ailleurs,
lorsque je me suis mariée, l’un d’eux a perdu le
goût des études et s’est fait renvoyer de l’université
; un autre s’est noyé dans l’alcool ; tandis qu’un
troisième s’est engagé dans les ordres monastiques.
Il faut vous préciser que tout le monde fut surpris pour ne
pas dire dépité que j’épouse un jeune homme
ordinaire, issu d’une famille d’agriculteur, qui sans
l’obtention d’une bourse n’aurait pu suivre les
cours à l’université. Il était tout à
mon opposé : sérieux pour ne pas dire ennuyeux ; et
moi si mondaine, toujours entourée d’une foule d’amis.
La stupéfaction fut immense à l’annonce de mes
épousailles avec lui, alors que j’avais les plus beaux
partis de l’université à mes pieds. D’aucuns
dirent que j’étais enceinte d’un autre et qu’il
me fallait un mari peu regardant au plus vite. Ce n’était
que rumeur et calomnie. La vérité était fort
simple : j’aimais cet homme. Nous avons eu trois enfants. Mes
deux aînés ont de belles situations, mais le dernier
me donne du souci. Dernièrement, je m’étonnais
de ne pas le voir revenir à la maison et j’ai appris
alors qu’il était en prison pour une affaire de drogue.
Mais ce n’est qu’une petite partie de mes déboires.
Après notre mariage, nous sommes partis vivre dans les districts
de province, car mon mari travaillait pour le gouvernement. Et c’est
là qu’il s’est révélé un autre
homme. Alors qu’il avait été parfaitement sobre
à l’université, il s’est mis à boire
comme une éponge, suivant en cela le style de vie d’un
représentant du gouvernement central. Alors qu’il fréquentait
les clubs, alternant entre cuites et parties de golf, je restais seule
pour m’occuper des enfants et de la maison. J’avais peu
de temps libre pour une vie sociale. Certains avaient pensé
après mon mariage que trop jolie et trop frivole, je quitterais
bien vite mon triste mari pour un autre homme. Cela n’a pas
été le cas. C’est lui qui est parti. Pendant des
années, il n’a cessé de boire et de me reprocher
mes anciens flirts de l’université. Le jeune homme sérieux
de cette époque est devenu un homme mûr avide de bon
temps. Bien entendu, il a eu plusieurs maîtresses au cours de
notre longue vie commune. Et à l’approche de la cinquantaine,
il est parti vivre avec l’une de ses secrétaires. À
quoi ressemble-t-elle, vous demandez-vous certainement. La réponse
est simple là encore : elle est jolie, séduisante, élégante,
charmeuse ; en un mot, elle est jeune et branchée, comme on
dit de nos jours. C’est pour cela qu’il est tombé
amoureux d’elle. C’était pour tout cela aussi qu’il
était tombé amoureux de moi… il y a plus de trente
ans. Avant de partir, il m’a acheté cet hôtel pour
que je puisse subvenir à mes besoins. On peut croire que tout
va bien pour moi. J’ai une belle affaire qui tourne et me rapporte
suffisamment pour vivre confortablement. Mais cette existence reste
incomplète, inassouvie, car j’ai perdu l’amour
de ma vie. Les gens de mon entourage ne comprennent pas. Il trouve
inconvenant que j’ose encore parler d’amour et de cœur
brisé à mon âge. Quant aux frasques amoureuses,
les jeunes l’évoquent comme une maladie. J’ai peut-être
eu ce genre de virus autrefois, mais j’ai été
par la suite immunisée. Malheureusement pour moi, mon mari,
lui, a été contaminé sur le tard. Alors voyez-vous,
parfois les apparences sont trompeuses, un peu à la manière
d’un petit coq qui gonfle son plumage pour se donner fière
allure. On croit que c’est un gros poulet qui pèse deux
viss, mais sous les plumes, il n’y a qu’un vieux coq ratatiné,
termina avec philosophie Daw Hla Mya.
- Juste une question, si vous le permettez : c’est quoi un viss
? s’enquit Giulio, ému par le récit pathétique
de son hôte.
- Un viss est une très ancienne unité de poids utilisée
en Birmanie. Par exemple, le riz se mesure avec un tayndaung, un grand
panier qui contient seize viss, ce qui correspond à environ
cinquante-six livres anglaises. Vous êtes un jeune homme curieux,
Saya, expliqua Daw Hla Mya avec patience.
- Pourquoi m’appelez-vous toujours Saya ? continua Giulio qui
commençait à ressentir une certaine affection pour cette
vieille femme attentive.
- Saya est un des nombreux titres honorifiques utilisés en
Birmanie. Son sens premier est : professeur ou maître. Mais
dans la vie courante il s’applique à tout enseignant
et d’une manière encore plus générale à
quiconque qui se trouve doté d’une qualification professionnelle.
Alors comme vous êtes un jeune homme occidental, et donc forcément
éduqué, vous avez droit de ce fait à ce titre,
développa Daw Hla Mya.
- Quels sont les titres que je devrai utiliser pour ne pas faire d’impair
? demanda Giulio, de plus en plus sous le charme de son hôtesse.
- Daw que vous connaissez déjà… Et U qui est sa
version masculine. Il signifie Oncle, mais il s’applique à
tout homme âgé envers qui on désire exprimer son
respect. Une dernière précision, si vous omettez le
Daw devant le nom d’une femme, cela suppose que vous entretenez
une relation étroite avec elle car cela est considéré
comme une dénomination familière et affectueuse, précisa
Daw Hla Mya avec un sourire complice.
- Pour revenir à des considérations plus pragmatiques,
pourriez-vous m’indiquer où il est possible de retirer
de l’argent ? souleva Giulio.
- Vous voulez dire… changer des euros ou des dollars…
n’est-ce pas ? reprit Daw Hla Mya, avec une pointe d’inquiétude
dans la voix.
- Non pas du tout ! Je pensais retirer de l’argent birman avec
ma carte bancaire dans un distributeur, s’étonna Giulio.
- Saya, vous n’y êtes pas ! Les cartes de crédit
sont inutilisables en Birmanie depuis l’embargo américain
de juillet 1991. Il vous faudra aller au Central Hotel près
de Scott Market pour espérer pouvoir utiliser votre carte.
Ils ont un correspondant à Singapour qui prélèvera
la somme sur votre compte et ils vous donneront la contrepartie en
kyats à l’hôtel… moyennant une très
forte commission, expliqua Daw Hla Mya d’un air désolé.
- Je ne savais pas… Je suis vraiment stupide de ne pas m’être
plus amplement informé, maugréa Giulio en affichant
une mine embarrassée.
- Ne vous tracassez pas, tout va s’arranger », dit Daw
Hla Mya pour réconforter son hôte stressé.
En la saluant avant de se retirer dans sa chambre, Giulio réalisa
qu’il percevait pour la première fois, au-delà
des rides qui sillonnaient un visage usé par les ans, autre
chose que la simple et triste vieillesse : à cet instant, il
voyait toute la beauté et la force d’une vie marquée
par le destin.
Giulio entreprit très tôt le lendemain matin de se rendre
à Scott Market car l’angoisse de se retrouver sans argent
dans un pays étranger l’avait empêché de
bien dormir. Il marchait maintenant depuis une demi-heure en pestant
contre les trottoirs défoncés de Yangon et les canalisations
d’égouts éventrées dans lesquelles il avait
déjà trempé ses mocassins en cuir de veau pleine
fleur, lorsqu’un homme assis à l’ombre d’un
arbre dans Sule Paya Road, l’interpella ainsi :
« Mingalaba ! Bonjour ! Vous qui ne savez pas où aller,
venez me voir… j’ai des choses à vous dire.
- Je cherche… commença Giulio.
- Je sais ce que vous cherchez mais vous n’en avez pas encore
conscience, l’interrompit l’homme en longyi à carreaux
mauve et chemise bleue.
- Vous faites certainement erreur, je cherche simplement le Scott
Market, insista Giulio en se protégeant du soleil sous le couvert
du feuillage.
- Je suis astrologue et j’en sais déjà beaucoup
sur une personne rien qu’à la regarder. Vous Saya, vous
êtes écrivain, affirma le bonimenteur.
- Là vous êtes complètement à côté
de la plaque, s’insurgea Giulio avec un rictus condescendant.
- Je dois dire que je suis du genre à lire un peu, alors j’ai
quelques idées sur les écrivains. Quand j’étais
jeune, si j’avais rencontré un des leurs, je n’aurais
pas su le reconnaître. Mais après la guerre — je
suis né l’année de l’assassinat de Aung
San en 1947, vous savez bien sûr qui est Aung San ? questionna
l’astrologue en faisant un aparté.
- J’ai vaguement entendu parler d’une femme qui porte
un nom similaire : Aung San Suu Kyi… Je crois que c’est
une dissidente. Pour ma part, ma spécialité, ce sont
les acteurs et les actrices célèbres, répondit
Giulio en affichant une moue désabusée.
- Il s’agit de la fille du Général Aung San. Lui
était le leader de l’indépendance birmane du temps
de la colonisation anglaise. Il a été assassiné
alors que sa fille avait à peine deux ans. Mais on ne doit
pas parler d’elle, on risque de gros ennuis si on nous entend,
chuchota le diseur de bonne aventure.
- De quoi parlions-nous ? reprit Giulio qui avait perdu le fil de
la conversation.
- Je vous disais qu’après la guerre j’ai croisé
de nombreux écrivains de gauche qui sillonnaient le pays, les
cheveux en bataille, les savates aux pieds, portant court le longyi
avec une veste des surplus de l’armée. De nos jours,
on a plutôt affaire à un nouveau genre d’écrivains.
Ils arborent des cheveux longs, s’habillent en jean et tee-shirt
avec de ces chaussures pour courir, et ils conduisent des voitures
dernier modèle. Mais à ce qu’on dit, ils les louent
à la journée, va savoir si c’est vrai… Quoi
qu’il en soit, quand quelqu’un parle d’un écrivain
célèbre, c’est ce style de personnage que l’on
se représente. Un individu bien difficile à distinguer,
à vrai dire, d’une star de cinéma… débita
l’astrologue volubile.
- Excusez-moi, mais où voulez-vous en venir ? grinça
Giulio, préoccupé par ses soucis de change.
- Bon, vous avez raison, je m’égare. Vous concernant,
je vous vois plutôt parmi les obscurs, ceux qui vivotent au
jour le jour, précisa le voyant, pas si loin de la réalité
pour finir.
- Vous vous méprenez, je ne suis pas écrivain. Vous
ne seriez pas un peu charlatan ? s’offusqua Giulio, craignant
d’avoir affaire à un provocateur du gouvernement.
- Holà, mon beau monsieur, vous le prenez bien de haut. Sachez
que j’ai étudié l’astrologie au monastère
avec un moine fort versé dans cet art et qui jouissait d’une
grande réputation. Avec lui, j’ai appris à calculer
la position des planètes et des maisons du ciel dans le zodiaque,
et à partir de là, comment établir un thème
astral. Je ne suis pas un charlatan comme ceux qui ont conseillé
Ne Win, s’offensa l’astrologue, meurtri d’être
assimilé à un escroc.
- Qui est ce Ne Win ? Encore un général je parie, se
moqua gentiment Giulio.
- Vous ne croyez pas si bien dire. Les prédictions astrologiques
ont toujours pesé dans les décisions officielles. Ainsi
le général Ne Win qui considérait le chiffre
9 comme porte-bonheur, annonça le 5 septembre 1987 la suppression
des billets de 100, 75, 35 et 25 kyats, pour ne laisser en circulation
que ceux de 45 et 90 kyats, car ils étaient divisibles par
9. Les étudiants furent particulièrement mécontents
car cette mesure faisait disparaître toutes les économies,
notamment celles destinées à leurs frais de scolarité.
Un an plus tard, le général Ne Win dut démissionner
sous la pression des émeutes que sa décision malencontreuse
avait déclenchées dans tout le pays, faisant de nombreux
morts parmi les manifestants et les forces de l’ordre. Voilà
les conséquences d’un travail bâclé, réalisé
par un astrologue corrompu, s’insurgea le devin.
- Désolé, je ne voulais pas vous blesser, s’excusa
Giulio.
- Un autre exemple absurde… Du jour au lendemain, on changea
la circulation de gauche à droite suite au conseil d’un
astrologue alors que les véhicules hérités de
la présence britannique avaient le volant à droite et
les autobus des portes à gauche : les portes latérales
s’ouvrent donc pour nous côté route, et descendre
d’un bus, c’est chaque fois risquer de finir écrasé
comme un vulgaire moustique ! Pour ma part, je suis un astrologue
sérieux, responsable des conséquences de mes prédictions
et surtout ma clientèle n’est pas riche. Ce sont des
gens qui peuvent payer à peine quelques kyats la séance.
Mon travail n’est pas facile. Il faut posséder une certaine
finesse pour être astrologue. Il faut saisir les gens d’un
coup d’œil et déterminer s’ils ont des ennuis
ou s’ils sont à un tournant crucial de leur vie, s’ils
hésitent à prendre une décision ou s’ils
consultent juste pour le plaisir de s’entendre raconter leur
destin. Avec ceux qui attendent que quelque chose leur arrive, il
faut aller dans le sens de leur attente. Les déprimés,
il faut leur remonter le moral. Les indécis, il faut leur offrir
des conseils. Les rigolos, il faut les amuser. Tout l’art consiste
à saisir la nature du client et de sa demande pour la satisfaire
au mieux, s’enflamma le diseur de bonne aventure, piqué
au vif par la remarque de ce touriste bien arrogant.
- En Occident, on appelle ça un psychothérapeute…
et je ne pense pas en avoir besoin, persifla Giulio sûr de lui.
- Considérez ce vendeur de thé assis là-bas.
Il s’est installé ici en même temps que moi. Il
vendait au mieux dix tasses dans sa journée au début.
Maintenant, il n’y a qu’à regarder les bijoux de
sa femme, celle qui vend des fruits à côté, pour
savoir que les affaires ont bien prospéré. Quand ils
sont arrivés, ils allaient nus pieds, et maintenant tout va
bien. Oui, mais pour combien de temps ? Ce sont ces gens-là
qui sont inquiets. Ils ne veulent pas qu’un malheur quelconque
les ramène à la case départ. Ils viennent souvent
me consulter pour que je leur prédise l’avenir, expliqua
l’astrologue d’un ton complice.
- Pour ma part, je ne vous ai rien demandé. C’est vous
qui m’avez interpellé, se justifia Giulio, désolé
de s’être emporté.
- Il y a aussi une seconde catégorie de gens qui viennent me
voir : ceux qui sont au bord du gouffre et qui n’entrevoient
pas la moindre issue à leurs problèmes, chuchota le
devin, comme si des oreilles indiscrètes écoutaient
la conversation.
- Parmi ceux-là non plus, je ne m’y reconnais pas, sourit
Giulio en cachant difficilement son agacement.
- Du moins pas encore… reprit l’astrologue en plissant
les yeux et en tournant la tête vers un homme assis sous un
autre arbre quelques mètres plus loin.
- Que voulez-vous dire ? s’inquiéta Giulio, déjà
suffisamment stressé par ses problèmes d’argent.
- Je vous vois en grande difficulté dans un très proche
avenir, confirma le mage avec assurance.
- Voilà qui est réjouissant. Et ? demanda Giulio, désormais
intéressé par le discours du bonimenteur.
- Et… vous n’êtes pas forcément écrivain
aujourd’hui, mais vous risquez fort de le devenir au vu des
événements qui vous attendent, affirma l’astrologue.
- Je ne comprends rien à votre charabia. Pour votre gouverne
sachez que je suis journaliste, cracha Giulio en regrettant aussitôt
ces mots au souvenir de la scène de son arrivée à
l’aéroport avec l’officier de police des frontières.
- Reconnaissez que je ne me suis pas trompé de beaucoup, exulta
le magicien des rues.
- N’espérez pas que je vous donne le moindre argent ;
je n’ai pas un seul kyat sur moi car je viens d’arriver
hier au soir. Par contre, pouvez-vous m’indiquer la direction
du Scott Market pour que je puisse changer de l’argent ? s’enquit
Giulio, désireux de terminer cette conversation.
- Bien sûr mon prince. Tout droit puis la deuxième à
gauche, indiqua l’astrologue en montrant la direction d’un
geste large, quasiment théâtral.
- Merci et bonne journée, abrégea Giulio.
- Ah ! Une dernière chose avant que vous ne partiez : prédire
l’avenir est un art difficile car il traite de la vie des gens.
Il faut quand même d’abord savoir satisfaire son public.
Là, on est un peu dans la même situation que les écrivains.
Pourriez-vous avoir du succès sans tenir compte de vos lecteurs
? En faisant de la littérature juste pour le plaisir de faire
de la littérature ? Un auteur doit satisfaire le public pour
être lu. C’est pareil en astrologie, si les clients sont
contents, ils vous consulteront de nouveau, sinon c’est adieu
pour toujours ! Alors ne vous considérez pas comme supérieur
à moi, car astrologues et écrivains, on est tous dans
la même galère, philosopha le devin en regardant s’éloigner
ce client peu généreux.
- Puisque je vous dis que je ne suis pas écrivain ! s’exclama
Giulio en continuant son chemin sans prendre la peine de se retourner.
- Écrivain, journaliste, c’est du pareil au même,
vous devez bien satisfaire votre public. Allez, adieu et soyez prudent.
Le pays n’est pas sûr en ce moment… » lança
l’astrologue après que l’homme assis sous l’arbre
d’à côté se fut levé pour suivre
ce journaliste imprudent qui criait à tue-tête sa profession
fort mal considérée par les représentants du
gouvernement birman.
Giulio continua sur quelques mètres avant qu’un homme
au teint sombre, cheveux et moustaches tout blancs, portant un sac
de jute sur la tête, l’aborda :
« Mingalaba Saya ! J’ai cru comprendre que vous étiez
écrivain ou journaliste… On est donc un peu du même
métier vous et moi… On m’appelle le Vieux dans
le quartier et je passe tous les deux ou trois jours pour acheter
les vieux livres, les vieux journaux. Je les paye au poids après
les avoir pesés avec la balance que j’ai dans mon sac.
J’ai maintenant plus de quatre-vingts ans et depuis toujours
j’achète et je vends des vieux papiers. Des papiers qui
serviront de nouveau à faire des livres ou des journaux…
vous voyez, on travaille tous les deux dans le même domaine,
expliqua le vieil homme avec fierté.
- Enfin… presque… modéra Giulio en laissant filtrer
une mimique amusée.
- J’ai toujours travaillé dans les vieux papiers, sans
jamais toucher à rien d’autre. Certains jeunes font aujourd’hui
un peu de tout ; ils ramassent les bouteilles, les boîtes, les
emballages, le plastique, le verre, le métal… mais cela
n’a jamais été mon affaire. Pourquoi s’occuper
de ce que je ne connais pas quand j’arrive à vivre de
ce que je connais, n’est-ce pas ? » termina le Vieux avec
assurance.
Mais sa question n’était qu’une formule de rhétorique
qui n’attendait pas de réponse de la part de son interlocuteur.
Toutefois, elle résonna dans l’esprit de Giulio qui s’était
déjà tourmenté à ce sujet : pourquoi se
lancer dans cette enquête qui l’entraînait au-delà
de ses limites habituelles ? Pourquoi ne pas se cantonner dans ce
qu’il savait bien faire : interviewer et photographier les stars
du cinéma ?
« Je suis d’origine tamoule mais je vis en Birmanie depuis
que je suis petit. Mes parents sont venus avant la guerre avec leurs
dix enfants. J’étais l’aîné. Mon père
a d’abord balayé les rues pour la municipalité
de Yangon. Ensuite il est devenu tireur de rickshaw. De nos jours,
on ne voit plus de rickshaw et c’est tant mieux. Mon père
est mort, épuisé par ce travail d’esclave. Il
buvait beaucoup pour se donner du courage… L’alcool du
pays… De l’alcool de riz gluant prêt à s’enflammer
dès que l’on approche une allumette. Mon père
est mort quand j’avais vingt ans. Un jour, il est venu se reposer
à la maison en plein milieu de la journée, il s’est
allongé sur son lit et il nous a quittés tranquillement
pendant son sommeil. Nous avions toujours pensé qu’il
mourrait en pleine rue, un jour de canicule ou de pluie de mousson,
en tirant son rickshaw. Il faut quand même dire qu’il
toussait beaucoup et crachait du sang… À sa mort, j’ai
essayé de reprendre son travail de tireur de rickshaw…
Eh bien, malgré ma constitution plutôt robuste, je n’ai
pas tenu plus qu’un mois. C’est là que j’ai
réalisé ce dont mon père avait été
capable pendant toute sa vie. J’ai cherché un nouveau
travail et je suis devenu coursier chez les Gurkhas de l’armée
britannique. Quand les Anglais ont quitté la Birmanie, j’ai
récupéré les tonnes de livres qu’ils avaient
laissés derrière eux et j’ai commencé à
les vendre devant Scott Market. Maintenant, j’ai une petite
boutique où je vends des livres d’occasion. Au début,
je manquais d’expérience. J’achetais les livres
au poids et les vendais de même. Mais un jour un homme m’a
proposé cent kyats pour un livre qui, vendu au poids, ne coûtait
qu’un seul kyat. Depuis, je me suis mis en recherche de vieux
livres anglais que j’achète au prix du papier pour les
revendre à la pièce, comme livres d’occasion.
Je n’ai pas fait fortune, loin de là, mais j’ai
réussi à bien vivre jusqu’à aujourd’hui.
Et je continue à travailler. J’aime arpenter les rues
avec mon sac. Je ne peux pas rester assis trop longtemps à
ne rien faire. J’ai de la goutte et mes jambes me font mal si
je ne marche pas. Quand je marche, cela va mieux, alors que puis-je
faire d’autre ? J’ai élevé l’un de
mes petits-fils car sa mère — une de mes filles —
est morte et son père s’est remarié. Alors il
a préféré venir vivre avec moi. Maintenant, il
est médecin au Département de la Santé et il
a épousé une doctoresse. Ils m’ont demandé
d’aller vivre avec eux, ainsi je n’aurais plus besoin
de ramasser les vieux papiers et ma vie serait plus confortable. Je
sais qu’ils ont surtout honte de ce que je fais, mais moi je
ne suis pas heureux si je ne travaille pas. Pourquoi arrêterais-je
? Les vieux papiers sont devenus ma seule compagnie depuis que mon
épouse s’en est allée, soupira le Vieux avec un
sourire nostalgique.
- Je suis désolé pour votre femme, dit Giulio tout en
continuant son chemin.
- Vous n’avez pas à être désolé.
Vous n’y êtes pour rien. C’est la vie et c’est
ainsi. Mais assez parlé de moi, Saya. Si vous êtes journaliste
vous êtes certainement venu pour témoigner des manifestations…
s’enquit le Vieux.
- Je répète une nouvelle fois : je ne suis pas journaliste,
ni écrivain d’ailleurs… Je suis… typographe,
affirma Giulio craignant d’avoir de nouveau affaire à
un indicateur.
- Typographe ? ! Cela tombe bien, je vais vous présenter un
client de longue date qui travaille dans un atelier d’imprimerie.
Tenez, d’ailleurs nous y sommes. Maung Myint, sors de ta tanière…
viens voir un collègue typographe, lança le Vieux par
la porte d’un local sombre d’où sortaient des bruits
sourds de machinerie.
- C’est toi le Vieux ? J’ai pas de papier à te
vendre aujourd’hui, repasse un autre jour, cria le dénommé
Maung Myint depuis son antre.
- C’est pas grave… Sors de là quand même,
viens nous voir, je suis avec un visiteur étranger »,
insista le Vieux.
Aussitôt après, Giulio vit apparaître un homme
maigre, les yeux enfoncés au fond des orbites, les tempes osseuses
et dégarnies malgré des cheveux mi-longs. Son longyi
de coton brun passé était sale, et il portait une veste
tout aussi douteuse. L’individu paraissait noir de peau mais
ce n’était pas sa couleur naturelle, plutôt celle
de l’encre d’imprimerie. Il avait un teint brouillé,
grisâtre, maladif. Il prit un chiffon imbibé d’essence
et s’essuya les mains pour en retirer l’encre grasse qui
les maculait.
« Ainsi vous êtes typographe, vous aussi ? demanda Maung
Myint avec un intérêt évident.
- Moui… enfin je travaille pour un magazine, répondit
Giulio d’une manière évasive.
- Vous venez d’où ? questionna Maung Myint, curieux.
- De Milan en Italie, répliqua sobrement Giulio.
- Moi j’habite dans la banlieue de Yangon. Cela me fait un long
trajet pour venir travailler ici. Je n’ai que trente ans, mais
je sens déjà la fatigue. Mon père travaillait
aussi dans une imprimerie. Il est mort de maladie. On a découvert
qu’il avait cinquante pyas de plomb dans les entrailles. Il
avait passé cinquante ans de sa vie à manipuler des
caractères de plomb. Moi, cela fait dix ans, alors je dois
en être au minimum à dix pyas. Tout ça pour vous
dire que je travaille dur pour nourrir ma famille, et avec cette augmentation
brutale du prix de l’essence décidée par le gouvernement,
j’ai du mal à joindre les deux bouts, se plaignit Maung
Myint.
- Vous vous rendez compte, Saya, ils ont augmenté de soixante-six
pour-cent le prix de l’essence, cent pour-cent celui du diesel
et de cinq cents pour-cent pour le gaz. Comment voulez-vous que l’on
s’en sorte ? Quand les transports augmentent… tout augmente.
Le riz a dépassé les trente pour-cent déjà…
Qu’allons-nous devenir ? s’indigna le Vieux d’une
voix sourde.
- Je ne sais pas si les manifestations des moines y changeront quelque
chose, commenta Maung Myint, sinistre.
- Voyez-vous, Saya, les moines vivent des oboles de la population
et ils ont décidé de retourner leur bol à offrande
en guise de protestation, expliqua le Vieux.
- Si vous travaillez pour un magazine, Saya, vous pourriez faire un
article sur le sujet », suggéra le typographe qui exhalait
autour de sa personne des senteurs âcres d’essence, d’encre
et le plomb.
Autour de Giulio un petit attroupement se forma peu à peu.
D’un atelier voisin, des couturières qui cousaient des
soutiens-gorge, sortirent pour participer au débat. Elles furent
rejointes par des femmes qui pilaient des épices avant de les
mettre en sachets. Les ouvriers de l’imprimerie sortirent à
leur tour et la discussion s’enflamma, attisée par l’augmentation
exorbitante du prix de l’essence.
Et soudain… il n’y eut plus personne. Giulio se retrouva
en un instant, seul… Avec juste en face de lui un homme à
la peau brune qui le regardait de ses yeux ronds sous d’épais
sourcils broussailleux.
« Tout va bien, Saya ? lui demanda-t-il.
- Pas de problème. Je cherche juste le chemin pour Scott Market,
vous pourriez peut-être me renseigner ? » répondit
Giulio qui venait de reconnaître l’homme assis sous l’arbre
près du diseur de bonne aventure, celui-là même
que l’astrologue lui avait désigné d’un
regard appuyé.
Giulio pensa qu’il devait s’agir d’un des fameux
informateurs du gouvernement, ce qui expliquait certainement la disparition
subite de ses interlocuteurs. D’un pas nonchalant, il se dirigea
dans la direction qu’on venait de lui indiquer. Se retournant
parfois, il réalisa que l’homme aux sourcils en bataille
le suivait de loin.
Au fur et à mesure qu’il approchait du marché
Bogyoke Aung San, autre nom du Scott Market, la foule se faisait plus
dense bien que les magasins, échoppes et autres établissements
fussent fermés. En arrivant finalement devant le Central Hotel,
Giulio se retrouva devant une grille verrouillée. Il fut consterné
à l’idée de ne pouvoir retirer le moindre billet.
De dépit, il secoua bruyamment les barreaux de métal
pour attirer l’attention du personnel. Un homme en livrée
s’approcha effectivement de la vitrine et lui fit signe à
travers la vitre de s’en aller, qu’il ne pouvait pénétrer
dans l’hôtel. De colère, Giulio recula vivement
et s’effondra dans le caniveau, déchirant l’une
de ses chaussures trop délicates pour les rues défoncées
de Yangon. Il se releva, dépité, honteux de s’être
donné en spectacle, angoissé d’être ainsi
dépourvu du moindre argent.
La semelle de sa chaussure bayait piteusement et raclait sur le sol
à chacun de ses pas. Giulio en avait les larmes aux yeux, submergé
par une angoisse irrationnelle. À cet instant, un homme maigre
s’approcha de lui. Giulio le toisa, peu enclin à faire
la conversation dans ces circonstances. L’homme avait une moustache
clairsemée et les cheveux longs sous un vieux chapeau de tissu
qui devait lui tenir lieu de parapluie pendant la mousson tant il
avait perdu toute forme. Avec un sourire où manquaient quelques
dents, il salua Giulio en ces termes :
« Mingalaba Saya ! Un problème de chaussure ?
- Qu’est ce que vous me voulez ? aboya Giulio, ulcéré.
- Je suis spécialiste de la réparation de chaussures
et de sandales, expliqua l’homme en resserrant un longyi aux
couleurs fanées autour de ses hanches.
- On ne dirait pas à voir vos propres chaussures, persifla
injustement Giulio, en fixant les tongs qu’il portait aux pieds,
des tongs tellement usées que le peu de semelle qui restait
était totalement lisse.
- Le cordonnier n’est-il pas le plus mal chaussé ? plaisanta
l’artisan en posant un sac à dos de récupération
de l’armée.
- Vous pouvez la réparer ? grommela Giulio en montrant sa chaussure
abîmée.
- Bien sûr Saya, affirma le cordonnier en ouvrant son sac et
en farfouillant parmi des bouts de toile, de cuir, de peau, de velours
et de semelles en caoutchouc à la recherche de son outillage.
- Juste une question, savez-vous pourquoi tout est fermé ?
questionna Giulio que l’attitude sereine du cordonnier apaisait.
- La manifestation va bientôt arriver alors les commerçants
se protègent au cas où cela dégénérerait,
répondit le cordonnier en s’asseyant sur le trottoir
et en déballant une alêne, des aiguilles, un canif, un
burin, une enclume et un assortiment de clous.
- Et après son passage, l’hôtel va ouvrir de nouveau
? s’inquiéta Giulio en tendant sa chaussure éclatée.
- Bien entendu ! Vous vous appelez comment, Saya ? s’enquit
le cordonnier tout en inspectant la semelle déchirée
d’un œil professionnel.
- Giulio, répliqua-il sans fioriture.
- Moi, c’est Kyaw Win. Vous avez de belles chaussures. Le cuir
est d’excellente qualité. Avant la mode des chaussures
en plastique, je travaillais le cuir plus souvent. Le veau comme le
vôtre est préférable pour les chaussures. Le chevreau
est trop délicat, il vaut mieux l’utiliser pour faire
des sacs à main ou des portefeuilles. Le cuir ordinaire est
trop raide, il va bien pour faire des valises. Le veau, c’est
vraiment ce qu’il y a de mieux, conclut Kyaw Win en commençant
la réparation.
- Vous faites ce métier depuis longtemps ? s’informa
Giulio, histoire de meubler le temps et la conversation.
- Cela doit bien faire une vingtaine d’années. J’ai
trente-cinq ans maintenant et je ne suis toujours pas marié.
Je fréquente une jeune femme, mais elle ne veut pas m’épouser
car elle a honte de ma mère. Elle boit. Elle a fait déjà
deux cures de désintoxication, mais lorsque je l’ai ramenée
pour sa troisième, le médecin du centre s’est
mis en colère et l’a renvoyée. Il lui a dit qu’il
l’avait déjà soignée et guérie deux
fois, et que désormais, c’était inutile qu’il
perde son temps à essayer de la sortir de son alcoolisme si
elle y replongeait à peine sortie de la clinique. Il a ajouté
qu’elle avait eu sa chance, et que maintenant c’était
tant pis pour elle, personne ne pouvait plus rien faire. Et c’est
vrai, tous les jours quand je rentre à la maison, je la trouve
dans la cuisine en train de s’enivrer. Elle me dit que c’est
plus fort qu’elle, aussi j’ai renoncé à
l’empêcher de boire. Je sais à quel point c’est
dégradant et j’en suis tout à fait conscient,
mais je préfère qu’elle ne soit pas trop malheureuse.
Bien sûr, j’ai le devoir de m’occuper de ma mère,
mais n’est-ce pas un moindre mal que de la laisser continuer
ainsi ? termina Kyaw Win en soupirant de lassitude.
- Et pourquoi boit-elle ainsi ? ne put s’empêcher de demander
Giulio, frisant l’indiscrétion.
- Mon père était un marin indien. Il travaillait dans
les transports fluviaux. En ce temps là, les Indiens avaient
l’exclusivité du travail sur les bateaux et dans les
trains. Il naviguait jusqu’à Mandalay puis il redescendait
dans le delta. Il a rencontré ma mère en lui achetant
une portion de salade au poulet. Elle avait seize ans et ils se sont
mariés. Mais vous savez ce qu’on dit des marins : une
fille dans chaque port. Il y avait une autre femme que ma mère
quelque part le long du fleuve. Ou peut-être même plusieurs
d’ailleurs, on a jamais su. Un soir, ma mère et mon père
se sont disputés très fort. J’étais tout
gamin mais je m’en souviens encore comme si c’était
hier. Le lendemain, mon père est reparti en bateau et on ne
l’a plus jamais revu. Toutefois, il expédiait régulièrement
de l’argent pour nous. Abandonnée, ma mère s’est
mise à boire avec une voisine dans la même situation
qu’elle. L’argent de mon père n’a bientôt
plus suffi alors elle m’a envoyé travailler chez un cordonnier.
Il était très vieux, mais c’était un bon
artisan. Il était encore capable de fabriquer une paire de
chaussures cousues mains, mieux finies qu’à la machine.
Mais le problème, c’est que sa vue n’était
plus assez bonne et ses coutures commençaient à zigzaguer,
ou bien il déviait un peu de la ligne tracée quand il
coupait le cuir. En fait, non seulement il devenait aveugle, mais
par ailleurs, ses mains commençaient à trembloter. Je
suis alors devenu son assistant, je devais repérer les coutures
de travers, les défauts de découpe, et tenter de les
arranger. Peu à peu, il m’a appris tout ce qu’il
savait faire en cordonnerie. Il est mort vers l’âge de
soixante-dix ans. Il n’avait pas d’enfants alors comme
je l’avais secondé dans son travail et qu’avec
ma mère on s’était occupé de lui, il m’a
laissé ses outils. Voilà comment je suis devenu cordonnier…
et ma mère… une alcoolique invétérée,
expliqua Kyaw Win en tendant la chaussure réparée.
- Merci pour votre efficacité, dit Giulio en faisant quelques
pas sur le trottoir pour tester la semelle.
- Cela fera quinze kyats, ajouta Kyaw Win avec un sourire satisfait.
- J’ai un petit problème… Je n’ai pas d’argent
birman, commença Giulio, visiblement ennuyé de la situation.
- Donnez-moi ce que vous pouvez, reprit Kyaw Win, conciliant.
- Voilà quelques bahts thaïlandais, s’excusa Giulio.
- Tjé zu bé, Saya ! Merci mille fois, Saya ! »
s’extasia Kyaw Win, qui ayant des cousins expatriés en
Thaïlande connaissait parfaitement la valeur de la monnaie thaïe
par rapport au kyat ; ce touriste un peu perdu venait de lui donner
plus de dix fois le prix demandé.
Et soudain, le gris terne de l’asphalte fut recouvert d’or
et de rubis. Des bonzes aux pieds nus, en robe couleur safran ou rouge,
apparurent par milliers. Les premiers portaient des banderoles et
des drapeaux religieux à l’avant du défilé,
tandis qu’un moine en tête du cortège tenait à
la main une petite statue de Bouddha. Derrière eux, la cohorte
de moines marchait en silence. Les religieux présentaient à
l’envers les bols servant à recevoir les aumônes,
en signe de boycott des oboles des militaires : acte hautement symbolique
qui constituait un affront sans précédent et l’équivalent
d’une excommunication pour des bouddhistes fervents.
Très vite des milliers de badauds se pressèrent sur
les trottoirs, saluant respectueusement les moines, certains applaudissant
ou pleurant. « Nous marchons pour le peuple », s’est
exclamé un bonze muni d’un mégaphone, en demandant
au public de ne pas scander de slogans politiques et de réciter
seulement des prières pour la paix. En quelques minutes, les
moines furent entourés par une foule de civils qui marchèrent
avec eux. Plusieurs brandissaient une pancarte où l’on
pouvait lire : c’est un mouvement pacifique.
Et ce fut alors que l’armée fit son apparition. Des soldats
déroulèrent des bobines de fils barbelés en travers
des rues ; des camions chargés de policiers anti-émeutes
prirent position dans les carrefours et les endroits stratégiques
du quartier. La foule désarmée buta contre le barrage
des autorités militaires. En colère, les gens lancèrent
sur les hommes en armes des fruits et des bouteilles d’eau.
Giulio avait été entraîné par la foule
dès le début de la manifestation et il se retrouva là,
face au barrage, lorsque les soldats ripostèrent. Des policiers
portant casque et bouclier, pourchassaient les manifestants à
coups de matraque, alors que derrière eux des soldats en treillis
verts avançaient, braquant leurs fusils sur les protestataires
qui refluaient maintenant en proie à la panique.
Alors que Giulio tentait de s’échapper, il perçut
le regard de connivence échangé entre un homme —
celui qui semblait le suivre depuis ce matin même — et
un policier en uniforme bleu. Aussitôt, ce dernier le poursuivit
et le harcela de sa matraque, le poussant à terre avec son
bouclier.
Étendu dans la poussière, protégeant sa tête
de ses bras repliés, Giulio vit un autre homme chuter près
de lui. Celui-ci était habillé d’un short et d’une
chemisette qui trahissaient son origine étrangère bien
qu’il eût des traits asiatiques. Il était allongé
sur le dos et brandissait un appareil photo alors qu’un soldat
le visait de son fusil d’assaut.
Malgré les coups qui pleuvaient sur lui, Giulio vit nettement
la balle pénétrer dans son corps. Le photographe grimaça
de douleur mais garda son appareil photo pointé sur son assaillant…
comme en signe de protestation.
Avant de s’évanouir, Giulio eut une pensée incongrue.
Le bourreau et sa victime se rejoignaient par un détail infime
et dérisoire, l’un et l’autre portaient des nu-pieds
: le photographe, des sandales en plastique ; et le soldat, de simples
tongs. Il n’y avait que lui, Giulio, l’élégant
Italien, qui chaussait de délicats mocassins en cuir. Ah, non
! Le policier qui le frappait, portait de lourds rangers, faits pour
écraser et torturer…
Beaucoup plus tard, Giulio apprit que son compagnon d’infortune
était un journaliste japonais nommé Kenji Nagai et que
la scène avait été saisie par un autre photographe,
Adrees Latif, qui reçut le prix Pulitzer pour cet instantané
particulièrement odieux.
Pour l’heure, la foule des manifestants reflua et se dispersa
rapidement dès lors que les coups de feu fusèrent dans
toutes les directions. Il ne resta bientôt plus sur le bitume
que les blessés gémissants et les cadavres aux yeux
grands ouverts de stupeur et d’incrédulité.
Giulio fut laissé pour mort par les deux policiers, l’un
en civil et l’autre en uniforme, qui l’avaient pris en
chasse.