Le Fruit du Dragon |
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Un vent de folie soufflait sur la ville. Des incendies gigantesques embrasaient
le ciel, illuminant les nuages en un perpétuel et lugubre crépuscule.
Le grondement sourd des canons tonnait au loin, faisant écho aux crépitements
aigus des armes automatiques et aux hurlements des sirènes.
Un flot ininterrompu de réfugiés coulait vers un hypothétique
salut, piétinant un bric-à-brac d’objets hétéroclites
abandonnés par les fugitifs, saccagés par les pillards. L’air
sentait la fumée, le goût acre des explosifs, il retentissait
de clameurs diffuses ponctuées de coups de feu.
Les gens semblaient tous être devenus hystériques. Il y avait
ceux qui fuyaient en gémissant sous le poids de leurs bagages, ceux
qui se cachaient en marmonnant des prières à des dieux indifférents,
ceux qui pillaient en ricanant et ceux qui hurlaient, fous de terreur, de
cupidité ou de colère face à la chute inéluctable
de leur ville.
Des bandes de gamins hantaient les rues, glanant au hasard leur butin parmi
les décombres de l’armée vaincue. Par jeu et au péril
de leur vie, ils détachaient le bout des balles à l’aide
de pinces, traçaient par terre la silhouette de dragons avec la poudre
et l’enflammaient pour la plus grande joie de leurs yeux innocents.
Dans le ciel, des balles traçantes griffaient la nuit de leurs sillons
écarlates. De violents coups de tonnerres assommaient les nuées
rougeoyantes, des éclairs ternes zébraient la ligne sombre des
toits, dévoilant pour de brefs instants le ballet incessant des hélicoptères.
Au-dessus d’un bâtiment, les pales de l’un d’eux brassaient
l’air au ralenti et son vrombissement sourd évoquait le vol lourd
d’un gros coléoptère épuisé par une nuit
de maraude. Le jour se levait à peine, mais l’appareil exhalait
déjà une odeur d’huile chaude qui trahissait ses multiples
rotations entre le toit de l’ambassade des États-Unis de Saigon,
et la flotte américaine postée au large de la Mer de Chine méridionale.
Les violents orages nocturnes qui avaient perturbé l’opération
d’évacuation entamée la veille, avaient cédé
la place à une pluie fine, un crachin fade au parfum douceâtre
de défaite honteuse. Toute la nuit, la ville avait été
émaillée de scènes de panique et de pillage, alors que
les combattants du Front National pour la Libération du Vietnam resserraient
inexorablement leur emprise sur la capitale sud-vietnamienne aux abois.
Une foule informe se massait maintenant derrière les grilles de l’ambassade,
attendant le départ des derniers Marines chargés de sa protection,
prête à se ruer sur le bâtiment pour le dévaliser.
Des reporters étrangers se mêlaient aux pillards, fixant sur
leurs pellicules la débâcle de l’administration américaine,
qui ferait bientôt la une de tous les journaux du monde entier.
Les onze Marines formant l’arrière-garde de la force qui avait
supervisé le repli des ultimes ressortissants américains et
des hauts dignitaires du Sud Vietnam, commencèrent à embarquer.
Ils reculèrent en ordre, courbés sous le souffle des rotors,
braquant leurs armes en direction des fugitifs paniqués qui gravissaient
l’échelle menant à l’héliport installé
sur le toit de l’édifice.
Matt fermait la marche. Il repoussait les désespérés
prêts à s’agripper aux patins de l’appareil au risque
de se tuer, pour fuir les exactions attendues et tant redoutées. La
rumeur n’avait-elle pas évoqué d’odieux massacres
perpétrés par les vainqueurs du conflit fratricide ? N’avait-on
pas entendu dire que les filles célibataires seraient livrées
aux invalides de guerre de l’armée victorieuse ? Personne ne
voulait rester sur place pour en vérifier le bien-fondé.
Fidèle à son engagement, le jeune Marine effectuait son travail
consciencieusement, sans brutalité excessive, mais sans faiblesse non
plus. Un coup de crosse et il fit reculer un homme qui tendait son enfant
à bout de bras, prêt à l’abandonner pour qu’il
pût avoir un devenir, une vie d’homme libre loin de son pays natal.
Lors du dernier briefing ses supérieurs hiérarchiques avaient
exigé la plus grande fermeté avec les fuyards non référencés
sur les listes officielles des personnes à évacuer, aussi Matt
refoula-t-il sans ménagement ce père paniqué qui l’interpellait
de nouveau pour qu’il emportât avec lui son fils unique.
Ce fut à cet instant qu’il ressentit un choc qui l’ébranla jusqu’au plus profond de son être. Le coup le fit valdinguer plusieurs pas en arrière et il se retrouva sonné, étalé sur le dos, une douleur diffuse irradiant dans sa poitrine. Au niveau du cœur.
Accroupie derrière les paniers de sa palanche, dissimulée par
la devanture brisée d’une échoppe vide de toute marchandise,
une jeune femme vêtue d’un pyjama noir, un chapeau conique en
feuilles de latanier sur la tête, fixait les hommes en tenue de combat
qui s’agitaient sur le toit de l’ambassade des États-Unis.
Ses yeux sombres suivaient les mouvements des militaires assis dans la carlingue
de l’appareil et surtout ceux du dernier Marine, étendu seul
sur la cible peinte de l’héliport.
Le soldat ne bougeait pas.
Pendant un court instant elle crut qu’il était mort ; puis elle
vit sa main se lever lentement, et retomber d’un coup pour se presser
enfin contre son torse.
Elle comprit aussitôt son erreur.
La jeune femme ne marqua aucun signe de contrariété lorsqu’elle
prit conscience que sa cible portait un gilet de protection pare-balles de
la même couleur que son treillis. Son visage lisse ne traduisit aucune
expression face à son tir raté. Elle se contenta de réarmer
et d’attendre que l’homme se relevât pour viser un peu plus
bas, au creux de l’aine, avant de faire feu une nouvelle fois.
Debout, Matt titubait, abasourdi par l’impact du projectile et ne réalisant
pas encore que l’on venait de lui tirer dessus, lorsqu’il ressentit
une douleur fulgurante lui déchirer la cuisse, juste au-dessous de
son gilet protecteur et des plaques de céramique qui lui avaient sauvé
la vie quelques instants auparavant.
Cette fois, la balle se fraya un chemin dans les chairs tendres de l’aine,
brisa au passage quelques os et déchira l’artère fémorale
sans rencontrer de réelle résistance. Aussitôt, un sang
rouge vif, fluide et chargé d’oxygène, se mit à
jaillir de la blessure et instantanément Matt sentit sa jambe se dérober
sous son poids.
Il s’effondra d’un bloc, cherchant désespérément
un appui, griffant l’air de ses mains impuissantes, et pour finir pressa
la détente de son arme d’où s’échappa une
rafale à l’assaut du ciel indifférent, frôlant au
passage la queue de l’hélicoptère.
Alors que les fugitifs baissaient la tête et se réfugiaient derrière
le parapet du toit, Matt glissa dans la petite mare écarlate qui commençait
déjà à se former sous lui. Il hoqueta, s’étouffant
de peur et de rage. Il suffoquait, horrifié, refusant de croire à
cette stupide et injuste fatalité : toute l’armée des
États-Unis avait déserté le pays, et lui, son dernier
représentant en territoire vietnamien, venait de se faire faucher par
un tireur embusqué.
Pourquoi lui, se demanda-t-il en vain. Mais y avait-il seulement une réponse
à cette question ?
Avant de perdre connaissance, il tâta son ventre d’une main fébrile
et découvrit la déchirure. À sentir le flot de sang pulsé
par les battements de son cœur, il pensa qu’il n’en réchapperait
pas.
Épouvanté par l’imminence de sa mort, il tourna son visage
grimaçant de terreur vers le ciel et lança une prière
muette vers son éventuel et hypothétique locataire. Mais celui-ci
devait être occupé ailleurs, car personne ne lui répondit.
La dernière vision de Saigon du soldat Matt fut celle d’un ciel
pluvieux, une grisaille maussade et morne qui n’annonçait pas
de jours meilleurs. Et pourtant…
La jeune femme habillée de noir observa sans émotion particulière
le militaire effondré sur le toit de l’ambassade alors que le
dernier hélicoptère s’apprêtait à décoller,
laissant derrière lui ce corps sans vie. Déplorable reliquat
de l’occupant impérialiste.
Le fusil toujours pointé vers le bâtiment, elle attendit quelques
secondes une éventuelle réaction des compagnons de sa victime.
Une intense confusion semblait régner parmi eux. Leurs yeux fouillaient les alentours, mais ils ne distinguaient qu’un attroupement anarchique de civils au pied de l’ambassade. Ils ne discernaient aucune arme braquée sur eux.
Un moment de flottement s’écoula, s’étira aussi dense et épais que du verre fondu : ils hésitaient à tirer dans le tas pour faire déguerpir les pillards et forcer l’adversaire invisible à se découvrir.
Mais cela n’allait-il pas déclencher une irrésistible escalade de violence ? Et aujourd’hui, le temps n’était plus à la bataille.
Pour finir, le pilote indiqua sans équivoque son intention de s’envoler. Il lui restait juste assez de carburant pour rejoindre le navire porte-hélicoptères croisant au large.
Alors, dans un éclair de lucidité, un soldat lança une grenade fumigène contre l’échelle assiégée par les candidats à l’évasion qui refoulèrent en contrebas, se piétinant l’un l’autre dans un pitoyable tumulte.
Un écran blanchâtre se répandit aussitôt sur la
petite esplanade, masquant le décollage de l’appareil à
la vue de tous.
Puis la fumée se dispersa bien vite, brassée par les rotors
poussés à plein régime, alors que l’hélicoptère
s’enfuyait, emportant sa dernière cargaison d’hommes meurtris
dans leur chair, et surtout dans leur âme par cette fuite humiliante.
Abandonnant aussi derrière lui une multitude d’êtres brisés.
Trahis et terrifiés.
La jeune femme au chapeau conique rangea son fusil dans un des paniers de
sa palanche et une enfant au teint clair le dissimula sous un tas de gros
pamplemousses d’une agréable couleur vert tendre.
Très vite, il ne resta plus qu’un bout de la crosse en bois sombre
qui dépassait du monticule vernissé et bosselé.
La fillette piocha dans l’autre panier quelques poignées de citrons
d’un vert intense — tout en prenant soin de ne pas découvrir
les munitions qui étaient cachées au fond — et les déversa
sur le bout du fusil qui disparut alors complètement sous les agrumes.
La jeune femme jeta un dernier regard en direction du toit de l’ambassade, mais un reliquat de fumée s’échappait encore de la grenade et s’effilochait lentement sur la piste désertée. Elle ne put vérifier si les Marines avaient récupéré le corps de leur camarade.
Un peu plus bas, les oubliés du régime soutenu par les Américains redescendaient piteusement l’échelle encastrée dans la façade, alors qu’au niveau du sol, les pilleurs commençaient à s’acharner sur les grilles qui s’apprêtaient déjà à céder.
La jeune femme en noir se releva, ajusta sa palanche sur l’épaule
et d’un pas chaloupé s’éloigna sans se retourner,
flottant dans son pyjama trop large pour elle, silhouette gracieuse au regard
vide, suivie d’une enfant affichant un sourire triste, dans la rue jonchée
des uniformes et des chaussures de l’armée sud-vietnamienne en
déroute.