Le Temps d'un Voyage |
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Je m’arrêtai de marcher, déposai mon sac trop lourd à
mes pieds, sortis un mouchoir de ma poche et m’épongeai le front
d’un geste las. À cet instant, un éclat de rire retentit
derrière mon dos.
Croyant que l’on se moquait de moi, je me retournai avec une lenteur
calculée, prêt à affronter les quolibets. Tout d’abord,
je ne remarquai rien de particulier. Je scrutai alors les berges du fleuve
à la recherche des rires joyeux qui en jaillissaient mystérieusement.
Je fouillai du regard les flaques de boue abandonnées par la décrue,
que les pluies de la veille avaient encore gonflées.
Soudain, comme surgissant de nulle part, une silhouette d’enfant apparut
au milieu d’une mare fangeuse. Le premier moment de surprise passé,
je l’observai avec attention. La silhouette était celle d’une
petite fille de six ou sept ans, maculée de limon. Elle se roulait
sur la rive et son corps était luisant de glaise rouge. Elle riait
aux éclats. Ses dents blanches et menues resplendissaient dans la douce
lumière matinale. Ses yeux bleus pétillaient de joie. Faisant
écho à sa voix, des rires fusèrent tout autour d’elle,
alors que des diables rouges surgissaient, tels des pantins désarticulés
hors de leurs cachettes gluantes.
Bientôt les berges désertes s’animèrent et une dizaine
de gamins se précipitèrent dans le courant. Ils s’ébrouèrent
comme de jeunes chiots turbulents. Ils couraient en tous sens, se poursuivaient,
s’attrapaient en riant et de brèves coalitions se formaient pour
jeter au fond de l’eau une petite victime ravie.
Je me mis à sourire, un sourire moqueur tourné vers moi-même.
Je devenais paranoïaque dans ce pays sauvage. Toujours sur le qui-vive,
j’imaginais le pire à chaque instant.
Soulagé de m’être trompé, je pris le temps de regarder
les enfants se chamailler et rire si fort, avec tant de légèreté,
sans aucune arrière-pensée, que je me sentis ému et honteux
d’avoir imaginé que l’on se moquait de moi. Pourtant cela
n’aurait pas été la première fois.
Des images de mon enfance, si lointaine, me revinrent à l’esprit.
L’insouciance, voilà ce que je regrettais et ce que j’enviais
le plus à ces gamins heureux de l’instant fugitif.
Je m’assis sur mon sac, les yeux rêveurs. J’aurais dû
me hâter mais une douce lassitude m’envahissait, engourdissant
mes membres et mon cerveau. Je farfouillai dans une des poches de mon pantalon
de brousse et en sortis un sac plastique garni de tabac. Je dégageai
une feuille blanche et fine de son étui, et avec application, me roulai
une cigarette. Je savais qu’il était trop tôt pour fumer.
Je savais que je devais arrêter cette funeste habitude. Je le savais.
Un point, c’est tout. Peut-être un jour en aurais-je le courage
!
J’écartai ces pensées moroses qui me gâchaient le
plaisir de voir s’envoler les volutes bleutées dans l’air
déjà chaud du matin. Je reportai mon attention vers la rive
du fleuve.
Les enfants s’éclaboussaient en hurlant de rire. Des cris perçants
résonnaient, déchirant le paisible brouhaha ambiant des quais.
Un groupe de gamins s’en prit à la petite fille. Ils la soulevèrent
et la projetèrent en l’air plusieurs fois, la rattrapant dans
l’eau pour la soulever de nouveau. Ses hurlements joyeux ne fléchissaient
pas ses tourmenteurs. Toutefois, fatigués par l’effort, ils la
laissèrent choir et elle disparut au fond de l’eau.
Je fronçai les sourcils et suspendis mon geste alors que je m’apprêtais
à aspirer une nouvelle bouffée de ma cigarette. Mon sourire
bienveillant se figea. Je retins ma respiration le temps de voir réapparaître
la petite fille.
Elle surgit des flots et sa chevelure défaite donna à son corps
frêle un écrin d’or fin. Surpris, je détaillai avec
attention le petit personnage qui sortait maintenant de l’eau et s’avançait
d’un pas sautillant sur la berge.
Elle avait le teint très clair en comparaison de ses camarades bruns
ou noirs de peau. Elle portait un minuscule short et marchait pieds nus. Ses
cheveux blonds semblaient saugrenus au milieu de toutes les têtes brunes
qui l’entouraient. Déjà ses yeux bleus étaient
surprenants mais l’or de sa chevelure m’intrigua et je m’attardai
à la regarder plus que je n’aurais dû. J’allais arriver
une nouvelle fois en retard pour l’embarquement et me retrouverai avec
les plus mauvaises places sur le bateau.
La petite se mit à courir dans ma direction et ses camarades lui crièrent
des « até logo ! » pleins de regrets de la voir partir.
Elle se retourna et leur fit de grands signes avec les bras levés.
Je ne pus entendre sa réponse. Elle passa devant moi comme le courant
d’air qui faisait tant défaut maintenant. L’atmosphère
était devenue lourde, oppressante.
J’écrasai mon mégot sur le bord du chemin, repris mon
sac sur le dos et suivis les Indiens, métis et autres caboclos qui
se dirigeaient, chargés comme des mulets, vers les appontements de
fortune où étaient amarrés les bateaux en partance. Je
me frayai un passage dans la foule. Les dockers déchargeaient les cales
alors que les passagers s’installaient sur les ponts supérieurs,
en fonction de leurs moyens. J’étais toujours un peu perdu dans
ce genre de situation. Trop de monde. Trop d’agitation. Peu de sollicitude.
J’observai la rangée de bateaux qui s’alignaient sur la
berge : tous typiques du bassin de l’Amazone ; de deux à trois
ponts suivant la taille et la richesse. Je déambulai sur le quai quelques
instants, à la recherche d’une embarcation en partance pour Belém.
Des rabatteurs me sollicitaient sans connaître ma destination. Je demandais
« Va para Belém ? » et tous me répondaient «
Si, si se va ! ». À croire que toute la flotte allait descendre
le río Marañon ce matin, pour rejoindre Belém. Je doutais
de voir une telle flottille se laisser emporter par le courant sans qu’aucun
d’eux ne se dirigeât vers l’amont du fleuve. Peut-être
mon accent était-il mauvais et ne le comprenaient-ils pas ? Peut-être
avais-je mal entendu leurs réponses ? Je soupirai bruyamment, exaspéré.
Je refis une nouvelle fois le tour du quai, m’approchant de chaque bateau
pour tenter de lire la pancarte — lorsqu’il y en avait une —,
qui indiquait le port d’arrivée de l’embarcation. Je me
plantai devant un vieux rafiot dont la peinture avait été refaite
récemment. Son charme désuet me plut. Il affichait une tranquille
assurance. Comme s’il avait survécu à de nombreuses aventures
!
J’imaginai des échouages sur des bancs de sable à la saison
sèche, lorsque les eaux se rétractaient pour retourner dans
le lit débonnaire du fleuve.
Je fermai les yeux et les brumes matinales entourèrent le rafiot d’une
étreinte mortelle, risquant de le précipiter contre les pièges
meurtriers des îles flottantes. Parti dans une de mes interminables
rêveries, je restai là, sans bouger, observant sans voir le bateau
à trois ponts blancs et bleus qui flottait, paisible, sur les eaux
blanches du río Marañon.
Un docker me bouscula en m’injuriant. Je n’entendis que le «
gringo ! » méprisant qui ponctua son injure. Je lui répondis
en le traitant de tous les noms d’oiseaux, en français, car comme
tout le monde le sait, les dockers sont des hommes robustes et particulièrement
costauds. Mieux valait éviter une altercation avec ce genre de gaillard.
Je m’apprêtais à repartir à la recherche d’un
embarquement pour Belém lorsqu’une petite voix, espiègle
et chantante, m’interpella : « Tu vas où ? »
Je me retournai, surpris d’entendre parler français alors que
le brésilien était la seule langue dont je comprenais quelques
mots autour de moi. J’avais renoncé à apprendre des bribes
de dialectes indiens. Il y en avait trop !
La petite fille aux yeux bleus et aux cheveux dorés se tenait devant
moi. Elle renouvela sa question :
« Tu vas où ?
- Bonjour petite ! Je cherche un bateau pour Belém. Tu en connais un
?
- Oui, celui de mon papa !
- Et lequel est-ce ?
- Celui-là, dit-elle en pointant un doigt vers le rafiot repeint de
neuf devant lequel je rêvassais quelques instants auparavant.
- Voilà qui tombe bien ! Je le trouve très joli.
- Je sais. J’ai tout repeint avec mon papa.
- Ah oui ! Et qui c’est ton papa ?
- Le capitaine. Viens, je vais te montrer comme il est beau.
- Qui ça ? Ton papa ?
- Mais non. Le bateau ! Que tu es bête ! »
Je souris avec contentement. Enfin, un peu de sollicitude ! La petite fille
me guida et me fit visiter le moindre recoin du caboteur. Il était
bien entretenu. La marchandise rangée soigneusement sur le pont inférieur.
Les coursives et les ponts supérieurs étaient encombrés
de hamacs suspendus. Une foule de passagers s’était installée
et certains dormaient déjà ou encore, suivant qu’ils étaient
arrivés la veille au soir ou le matin.
Je fus à la fois déçu et pas du tout surpris. J’aurais
dû venir dans la soirée d’hier pour avoir une place correcte.
Maintenant, il ne me resterait que la possibilité d’étendre
mon hamac près du moteur et son bruit, à proximité des
toilettes et leurs odeurs, ou sous les lampes qui m’empêcheraient
de dormir et attireraient tous les insectes de la création. Sinon,
c’était la cabine et sa chaleur étouffante, sa promiscuité
déplaisante et son tarif prohibitif.
Depuis que je vadrouillais sur les bords de l’Amazone, j’avais
l’impression d’être un de ces aras que les Indiens gardaient
captifs pour arracher une à une les plumes de leur queue afin de se
parer les jours de liesses. En France, on aurait dit « un pigeon que
l’on plume ». Moins exotique. Mais tout aussi réaliste.
« OK ! Ça me va. Tu peux me présenter ton papa. Je voudrais
connaître les tarifs.
- Trente dollars le hamac sur le pont ou cinquante dollars pour la cabine.
- Eh bien ! Tu m’as l’air de t’y connaître drôlement.
- Petite mais pas bête, répondit l’enfant d’un air
de provocation.
- Je ne voulais pas te vexer. Excuse-moi. Mais tu es certaine que ton papa
sera d’accord ?
- Oui, bien sûr ! De toute façon il est parti et si tu ne t’installes
pas, quelqu’un viendra prendre ta place.
- Ça, je l’ai bien compris ici. Mais j’aurais voulu voir
ton papa. Quand va-t-il revenir ?
- Dès qu’il aura retrouvé Pepe !
- Pepe ?
- Oui, le marin, celui qui s’occupe du moteur et de faire la cuisine.
- Je vois. J’espère qu’il ne confond pas ses activités.
- Je ne comprends pas.
- Ce n’est pas grave. Bon, je vais m’installer dans cette cabine.
- Si j’étais toi, je me mettrais de l’autre côté.
Là, tu ne verras rien que le fleuve.
- Ah bon !
- Oui, si tu veux voir la rive comme tous les gringos, mets-toi dans cette
cabine.
- Merci du conseil.
- Ce n’est rien, c’est compris dans le prix. »
Et la petite fille laissa éclater son rire étincelant avant
de prendre la fuite à travers les coursives. Je déposai mon
sac et déballai mon hamac. Je savais par expérience qu’il
était impossible de dormir dans une cabine exiguë et surchauffée.
J’étendis mon hamac de coton dans la coursive en face de la cabine,
manière de déterminer mon territoire. Dans la forêt environnante,
même l’homme le plus civilisé retrouvait les instincts
ataviques enfouis en lui, comme celui de la survie et de la protection de
son espace vital. Je m’allongeai et la chaleur me terrassa. Je m’endormis…
Je marchais au cœur d’un bois de sapins blancs qui se dressaient dans un ciel d’azur. Une légère brise descendait des sommets escarpés de la montagne et me caressait le visage. La neige crissait sous mes pas. Je brisai une stalactite qui pendait d’une branche et suçai la glace avec ravissement. Le soleil tapait fort maintenant. Je ramassai une grande poignée de neige et m’en couvris le visage pour éteindre le brasier qui se répandait sous mon crâne.
Je me réveillai en sursaut, transpirant, suant, le visage écarlate,
assoiffé. Le bateau avait quitté l’embarcadère
et se laissait emporter par le courant, les moteurs à faible régime
pour économiser le gasoil. Le soleil tapait avec entrain sur la coursive
où je m’étais assoupi. Je m’assis, cherchant à
reprendre mon souffle, me demandant depuis combien de temps je dormais ainsi
en plein soleil. Je regardai autour de moi, j’étais seul. Tous
les autochtones s’étaient installés à l’ombre
ou sur l’autre côté du bateau. Je me sentais à la
fois ridicule et maudit. Rouge comme une pivoine, je cherchai le point d’eau
et les toilettes du bord. Je traversai une jungle de hamacs attachés
les uns au-dessus des autres dans un enchevêtrement anarchique qui procédait
toutefois d’une recherche d’optimisation de l’espace restreint
disponible. Parfois, trois étages de hamacs s’empilaient. Je
me demandai comment les occupants faisaient pour s’y coucher. Cela tenait
de l’exploit. Ici, l’homme semblait vraiment descendre du singe
et non pas en être un lointain cousin, comme les anthropologues cherchent
à nous le faire croire.
Je trouvai enfin les douches. Elles étaient propres et inoccupées.
Je me réfugiai tout habillé dans l’une d’elle, fermai
comme je pus la porte qui bâillait quelque peu, et me dévêtis.
Mon pantalon de brousse était mon plus précieux trésor.
Il contenait, cousus dans des poches secrètes, mon argent, mes papiers
et même mon billet de retour pour l’Europe. Je ne le quittais
jamais, sauf pendant les instants délicats où je prenais ma
douche. L’eau était tiède, directement pompée du
fleuve. Elle conservait cette couleur blanchâtre des limons que charriait
l’Amazone depuis les Andes désormais si lointaines. Même
tiède, l’eau me fit du bien. Elle rafraîchit suffisamment
mon corps brûlant qui prit une teinte moins inquiétante.
J’avais frisé l’insolation et me sentais fiévreux.
La croisière s’annonçait sous de bien mauvais augures.
Je me rhabillai sans me sécher, laissant l’évaporation
se faire naturellement et m’apporter un surplus de fraîcheur relative.
Parfois je me demandais si je n’aurais pas dû écrire un
livre sur l’Alaska. Ma recherche documentaire aurait été
certainement moins éprouvante physiquement. Mais à quoi bon
se torturer ? J’étais là maintenant et il me restait un
mois à tenir. Je repris la traversée de la mer de hamacs. Quelques
réflexions fusaient à mon passage. Je ne comprenais rien, uniquement
le mot « gringo » qui me poursuivait depuis mon arrivée
sur le continent sud-américain. J’avais essayé de discuter
avec les autochtones pour tenter de leur expliquer que je n’étais
pas américain, mais sans succès. Pour eux, j’étais
un blanc d’occident, donc « gringo ». À force, je
m’y étais fait. Les hommes ont besoin de coller des étiquettes
sur ce qu’ils ne connaissent pas. Les zoologues, les entomologistes,
les botanistes avaient tenté d’inventorier toutes les richesses
de la forêt et donner un nom à chaque animal, insecte ou plante
qu’ils rencontraient. Les Sud-américains avaient fait de même.
Un nom, une étiquette pour tous les individus de race blanche qui s’intéressent
à des choses sans intérêt « las cosas de gringos
» et qui semblent avoir un objectif collé sur le front, prenant
des clichés de tout et de rien. Pourquoi photographier la forêt
ou le fleuve alors qu’ils nous entourent, nous cernent, nous emprisonnent
sans espoir de leur échapper ?
Un vieil homme, allongé dans son hamac tressé, me prit par le
bras pour me retenir. Je me retournai et me penchai vers lui. Deux yeux noirs
et perçants me fixèrent au milieu d’un visage ridé
de mille sillons. Le vieillard parla et des postillons jaillirent de sa bouche
édentée. Une diarrhée verbale se répandit en un
flot monocorde. Les intonations chantantes du brésilien semblaient
étouffées, comme si les sons avaient été mastiqués,
rognés par les gencives noirâtres du vieux caboclo. Je hochai
la tête d’un air entendu, alors que je ne comprenais rien de sa
diatribe. Enfin, le vieil homme se tut et relâcha son étreinte
sur mon bras. Je murmurai un « até logo » sans conviction
et me dirigeai vers ma cabine. Je me demandais encore ce qu’avait bien
pu me raconter le vieillard tout fripé, lorsque j’atteignis mon
hamac. Le soleil tapait toujours en plein dessus. Il ne me restait plus qu’à
trouver le bar du bateau pour me dégoter une bière bien fraîche.
Je descendis les escaliers, longeai les coursives encombrées et sur
le pont inférieur je trouvai enfin un modeste comptoir. Un mulâtre
sans âge s’activait avec lenteur derrière des fourneaux.
Il préparait ce qui ressemblait, à s’y méprendre,
à la feijoada, le plat traditionnel et malheureusement exclusif —
semblait-il — de cette partie du monde.
« Que deseja o senhor ? demanda le marmiton, l’œil mi-clos.
- Uma garrafa de cerveja, por favor. »
Le cuisinier — ce devait être Pepe le marin, mécanicien
et bosco du bord — me présenta une bière qu’il sortit
d’une caisse placée à proximité du foyer.
« Uma cerveja fresca, por favor », insistai-je.
Pepe grommela et s’en alla chercher une autre bouteille qu’il
prit dans un réfrigérateur à gaz.
« Muito agradado ! déclarai-je dans un brésilien approximatif.
- De nada ! », répliqua Pepe en me montrant le tarif affiché
sur une pancarte au-dessus du comptoir.
Je souris et réglai avant de monter vers le pont supérieur où
les buveurs semblaient s’être donnés rendez-vous.
Accoudé au bastingage, je regardai la ligne moutonneuse de la forêt
s’étirer le long des berges du fleuve. Le paysage était
monotone : ici, de l’eau ; au loin, des arbres qui se bousculaient comme
pour être les premiers à tremper leurs racines dans le fleuve
; et au dessus, quelques nuages qui s’amoncelaient au fur et à
mesure que la journée avançait.
J’imaginai le silence de la forêt entrecoupé par le cri
perçant de quelques oiseaux, mais pour l’heure, l’atmosphère
était saturée par la musique que les haut-parleurs du bord diffusaient
en permanence. Les rythmes endiablés des salsas alternaient avec les
tangos langoureux et des romances à l’eau de rose. Je me demandai
si cette fichue musique s’arrêtait la nuit où si j’allais
devoir mettre mes protections aux oreilles pour dormir un peu.
Ma bouteille vide, j’hésitai à faire comme tous les autres
consommateurs, à savoir la jeter dans le plus grand égout à
ciel ouvert qui fût, l’Amazone. Trop las ou trop dégoûté,
je balançai la bouteille qui s’enfonça dans les eaux limoneuses
pour rejoindre les millions de déchets qui devaient reposer et se fossiliser
dans la vase du fleuve. Du travail pour les archéologues du futur.
J’en étais là de mes réflexions pessimistes sur
le comportement humain et les bienfaits de la civilisation lorsque je sentis
un regard peser sur moi. Je tournai la tête et croisai le regard du
pilote du bateau. Je supposai qu’il s’agissait du capitaine, car
la petite fille avait laissé entendre que Pepe, le marin fugueur, était
le seul membre d’équipage. Je soutins le regard paisible du capitaine.
Ce dernier sourit d’un air bienveillant puis tourna son attention vers
les méandres du fleuve qui s’annonçaient au loin.
Je détaillai la silhouette du pilote qui se dessinait dans la cabine
posée sur le pont. Le capitaine était un homme de taille modeste
aux épaules larges et à la taille étroite. Les muscles
de son dos jouaient lorsqu’il tournait la barre pour éviter les
troncs flottants en îles compactes. Son short en jean élimé
laissait apparaître des jambes musclées et poilues. Il marchait
pieds nus. Ses cheveux gris étaient retenus en arrière et formaient
un catogan assez surprenant pour l’endroit. Je ne pus m’empêcher
de sourire. J’imaginai le capitaine dans une agence de communication
avec sa queue-de-cheval branchée et des habitudes maniérées
qui semblaient hors de propos dans ce contexte nettement plus rude, rustique
même.
Comme si le capitaine avait senti que l’on se moquait de lui, il tourna
la tête et me fixa de nouveau, alors que j’arborais une attitude
contemplative. Je pus observer à loisir le visage austère du
capitaine, ses yeux bruns qui semblaient noirs à cette distance, et
sa barbe grisonnante qui lui mangeait les joues et le menton. Ses biceps se
crispaient contenant les efforts du courant pour emporter le bateau dans les
courbes traîtresses du fleuve. Il valait certainement mieux ne pas se
fâcher avec cet homme étant donné la taille impressionnante
de ses bras musculeux. Mon sourire moqueur se figea puis s’estompa rapidement
pour laisser place à une mimique engageante à l’attention
du capitaine. Ce dernier me rendit mon salut d’un hochement de tête.
Quelques buveurs de bière accoudés au bastingage discutaient
avec vigueur, à la limite de l’altercation. Je tendis l’oreille
et tentai de suivre la conversation. Je comprenais quelques bribes mais le
cœur du sujet m’échappait.
Je tournai mon attention vers la rive monotone qui défilait, identique
à elle-même. Le soleil avait disparu derrière les nuages.
L’atmosphère prenait une teinte grisâtre. Les verts sombres
de la végétation s’estompaient. Le fleuve se confondait
avec le ciel. Une certaine tristesse se dégageait du paysage qui affecta
mon humeur. Je me sentis mélancolique. Je me demandai si j’avais
bien fait d’entreprendre ce voyage. Cela faisait déjà
deux mois que je descendais l’Amazone depuis les Andes et l’inspiration
n’était toujours pas venue.
Écrivain sans grand succès, j’avais imaginé que
ce lieu d’aventures innombrables serait un cadre rêvé pour
un récit qui me mènerait — je ne voulais pas en douter
un seul instant — vers la célébrité et peut-être
à la postérité !
Mais la désillusion fut d’autant plus grande que mes espérances
étaient démesurées. Je n’avais pas croisé
la piste d’un seul jaguar, je n’avais pas vu la queue d’un
seul anaconda et les effrayantes manades de pécaris m’avaient
soigneusement évité.
Par contre les moustiques et autres maringouins s’étaient régalés
de ma chair tendre de gringo. Rien n’y faisait. Aucun repellent chimique,
répulsif électronique à ultrasons, ou autre gadget censé
les éloigner, ne fonctionnait. À croire que la vermine volante
n’avait jamais lu la notice de ces différents produits !
L’écrivain en mal de sujet s’interrogeait : ne valait-il
pas mieux écourter ce voyage et trouver une autre idée de récit
?
Les yeux perdus dans le vague, le regard tourné vers l’intérieur
dans une douloureuse introspection, je devinai, plus que je n’aperçus,
un éclair bleu se détacher de la frondaison des hauts arbres
de la rive voisine. Mon œil suivit machinalement cette rayure d’un
bleu intense qui déchirait la grisaille environnante. Peu à
peu mon attention s’éveilla et je discernai l’oiseau qui
volait, tout de grâce et de légèreté, en direction
du bateau. Je le vis approcher, tourner trois fois autour du pont supérieur
puis se poser à proximité de la cabine de pilotage. Je reconnus
l’oiseau : un ara hyacinthe de toute beauté, d’un bleu
tirant sur le violet. Il marchait sur la rambarde avec aisance, tranquille
et serein, s’agrippant de ses serres effilées. Il ne semblait
pas farouche. Les buveurs de bière jetèrent sur lui un œil
distrait, sans cesser leur discussion. J’étais intrigué.
L’oiseau était splendide, le bleu dense de ses plumes contrastait
avec les taches citron de ses joues parcheminées. Il tournait parfois
la tête pour regarder de son œil rond cet homme curieux qui le
fixait intensément. Soudain, la fille du capitaine apparut et se précipita
vers l’oiseau. Elle colla sa tête blonde sur le plumage violet
du ara en une étreinte pleine de tendresse. L’oiseau farfouilla
de son bec puissant dans la chevelure de la fillette avec une délicatesse
surprenante. L’enfant caressa de sa petite main les plumes du thorax
puis lissa celles du dos de l’oiseau avec amour.
Je regardai la scène à la fois ému et surpris. J’entendis
la fillette murmurer des mots tendres à l’oiseau attentif. «
Mamita, tu me manques » en était une traduction approximative.
J’en conclus que la fillette avait perdu sa mère et qu’elle
reportait son affection sur son oiseau apprivoisé. Je sentis deux larmes
de pitié perler à mes paupières. « La fatigue du
voyage me rend trop émotif », me dis-je en m’épongeant
le coin de l’œil d’un doigt discret.
Le capitaine sortit en coup de vent de sa cabine, grattouilla la tête
du perroquet avec tendresse puis retourna à son poste, les deux mains
collées sur la barre. L’ara caressa la joue de la fillette de
son bec crochu, poussa un cri rauque et, dans un grand éclat de couleur
bleue, s’envola vers la rive opposée. La fillette le regarda
disparaître dans la forêt, la main levée dans un signe
d’adieu, traduisant une confiance paisible. Elle semblait sûre
de le revoir et ne paraissait pas affectée par son départ. Elle
s’aperçut alors de ma présence et s’approchant de
moi, me dit de sa voix chantante :
« Je t’ai cherché partout.
- Ah bon ! Et pourquoi donc ? Je t’ai réglé le prix du
passage pourtant.
- Je sais bien !
- Alors que me voulais-tu ?
- Mon papa t’invite à dîner ce soir.
- C’est très aimable de sa part. J’accepte avec plaisir.
- Tu as vu mon oiseau ?
- Oui, il est magnifique. Il est aussi bleu que tes yeux.
- J’ai les mêmes que Maman.
- Elle doit être très jolie alors.
- C’est la plus belle maman du monde.
- Je n’en doute pas. Tu n’as pas peur que ton oiseau ne revienne
pas ?
- Non ! Il suit le bateau et vient me voir tous les jours.
- Il doit beaucoup t’aimer, dis donc !
- Ça, c’est sûr ! Et moi je l’adore ! »
Puis elle disparut dans un éclat de rire joyeux qui n’était
pas sans rappeler l’éblouissante fraîcheur des couleurs
du ara. Le soleil avait faibli et des nuages noirs résultants de l’évaporation
de la journée se formaient au-dessus de la forêt. Je me réfugiai
dans mon hamac en attendant l’heure du dîner. Bien que je fusse
un peu éloigné du pont couvert, j’entendais le brouhaha
des conversations entrecoupées des pleurs des bébés et
des cris des jeunes enfants. Cela formait un vacarme assez peu propice à
la méditation ou à la réflexion. J’espérais
que la nuit apporterait calme et sérénité. Que la musique
cesse ! Et fasse place au délicat bourdonnement des insectes nocturnes
! Quelques gamins curieux vinrent se planter à côté de
moi. Ils restèrent là, immobiles, à m’observer
tout en faisant des commentaires incompréhensibles à voix basse.
J’étais fatigué d’être considéré
comme une bête curieuse. Je chassai les importuns d’un geste qui
me sembla plus efficace qu’avec les maringouins. La fraîcheur
toute relative de l’averse de fin de journée avait fait sortir
les moustiques et je me débattais maintenant dans un nuage bourdonnant.
La pluie était chaude, presque poisseuse. Je n’étais pas
loin de penser comme les Indiens Cocama que la pluie n’était
que l’urine de Mui Wasa, la couleuvre du ciel aux couleurs de l’arc-en-ciel.
Je me laissai hypnotiser par le martèlement des gouttes sur la surface
du fleuve et les ponts du navire, la musique des hommes semblait s’être
inclinée devant ce déchaînement aquatique. L’averse
fut violente et brève. Elle cessa d’un coup mais le ciel conserva
sa couleur de plomb fondu. Une petite clairière sur la rive abritait
quelques baraques et un ponton de bois invitait les bateaux de passage à
venir s’y reposer. Dans ma somnolence, je sentis le bateau virer, pointer
son museau trapu en direction de la ligne floue des arbres et se diriger vers
la berge. L’accostage fut rondement mené. Il semblait que tout
le village s’était donné rendez-vous pour aider à
la manœuvre. Pepe le marin n’eut même pas à intervenir
! Des passagers, habitués aux trajets sur le fleuve, jetèrent
les amarres. Des hommes du village les attrapèrent et les fixèrent
avec des nœuds solides à des pieux. Le déchargement des
marchandises commença. Quelques passagers descendirent à terre
emportant une multitude d’objets hétéroclites. Des femmes
et des enfants du village se répandirent à bord et proposèrent
des fruits et des galettes de manioc. L’agitation dura bien après
que la nuit fut tombée d’un coup, sans transition aucune. Le
groupe électrogène du bateau s’enclencha et l’oasis
de lumière que formaient les lampes du navire, donnait un air de fête
à ce village perdu au fin fond de la jungle. La fillette aux cheveux
blonds surgit en coup de vent, comme à son habitude, et se dressa devant
moi, alors que j’étais avachi dans mon hamac.
« C’est l’heure de manger ! Tu n’as pas faim ?
- Hem oui ! Tout bien réfléchi, répondis-je l’esprit
embrumé.
- Allez viens ! J’ai faim moi.
- J’arrive, j’arrive », dis-je en m’extirpant avec
peine du filet de coton.
La petite fille me prit la main et me guida à travers le joyeux désordre
qui régnait à bord. Pepe le cuisinier distribuait sa feijoada
depuis son comptoir et les passagers venaient faire remplir leur assiette
avant de retourner à leur hamac pour engloutir l’éternel
ragoût de haricot au piment. Des canettes de bière circulaient
de main en main et l’ambiance s’échauffait. La musique
semblait inviter à la danse. D’ailleurs, des couples s’étaient
formés et improvisaient quelques pas dans l’intimité d’une
coursive obscure. La fillette m’amena dans une cabine un peu plus spacieuse
que celle que j’occupais. Une table y était dressée et
dans le fond, deux couchettes superposées s’adossaient contre
la cloison. Un hublot donnait sur le fleuve que l’on devinait à
peine dans l’obscurité de la nuit. Une lampe à pétrole
pendait à un crochet au-dessus de la table en bois brut. Trois chaises,
dont une recouverte d’un gros coussin, complétaient le tableau.
Le capitaine se leva de la couchette sur laquelle il reposait, et me tendit
la main en arborant un large sourire : « Je suis content de faire votre
connaissance et d’entendre un peu de français. Je vous en prie
asseyez-vous. »
Je lui rendis sa poignée de main et m’assis face au hublot et
aux eaux noires. Le capitaine prit place devant moi et sa fille se hissa sur
le gros coussin. Le capitaine me présenta un verre de caipirinha déjà
prêt et levant son verre déclara :
« Saúde !
- Saúde, répétai-je.
- Comment se fait-il que vous ayez atterri sur mon bateau ?
- En quoi cela est-il si extraordinaire ?
- Je n’ai pas beaucoup l’habitude de transporter des touristes,
répondit le capitaine en laissant échapper un puissant éclat
de rire. — « Maintenant je sais de qui elle tient son rire joyeux,
la petite », pensai-je en me souvenant des circonstances de ma rencontre
avec l’enfant — Mon bateau n’est pas très luxueux
et n’attire pas une clientèle exigeante. Je transporte surtout
du fret et des autochtones.
- Oui, je l’ai constaté. Je dois être le seul étranger
à bord.
- Pas tout à fait, il y a moi et puis ma fille aussi.
- Ah bon ! Vous n’êtes pas brésilien ?
- Non ! Enfin oui, mais d’adoption. En fait, je circule entre le Pérou,
la Colombie et le Brésil. Parfois je fais une incursion jusqu’au
Venezuela par le río Negro et le canal naturel qui rejoint l’Orénoque.
J’ai un passeport français que j’utilise rarement, et la
nationalité brésilienne depuis dix ans.
- Papa, j’ai faim, geignit la fillette en se saisissant des couverts
d’un air provocateur.
- Excusez-moi », dit le capitaine en se levant de table.
Il sortit de la cabine et revint quelques instants plus tard avec une marmite
fumante. Il plongea une louche dans le récipient et versa une généreuse
portion de feijoada dans chacune des assiettes.
« Encore des haricots, se plaignit l’enfant.
- Elle n’a pas tout à fait tort, admit son père. Ce fichu
Pepe ne sait pas faire autre chose. C’est un piètre cuisinier.
- Cela me convient tout à fait, dis-je, mais mon mensonge poli ne semblait
pas le convaincre. J’ai appris à aimer la feijoada depuis mon
arrivée au Brésil. Un peu contraint, je l’avoue. J’espère
seulement qu’elle n’est pas trop épicée. Je souffre
régulièrement de la turista.
- Ah ! Ah ! Tous les touristes en sont affectés. Ce n’est pas
grave.
- Grave, non ! Mais désagréable oui !
- Vous ne m’avez pas dit ce qui vous amène sur mon bateau.
- Votre fille, je suppose.
- Ma fille ? demanda le capitaine en suspendant sa cuillère, la bouche
ouverte et les yeux ronds.
- Enfin oui, façon de parler… »
Et je racontai ma rencontre avec la fillette dans les flaques de boue des
rives du fleuve.
« Je vois ! Ma fille n’a pas trop le look amazonien. Elle fait
un peu pièce rapportée mais elle s’est très bien
adaptée aux us et coutumes de la région. Surtout aux jeux les
plus répugnants !
- Papa, j’ai fini. Je peux me coucher ?
- Oui, mais n’oublie pas la toilette et les dents. Sinon je vais avoir
des histoires avec ta mère. »
La fillette se leva, quitta la cabine quelques instants puis revint s’installer
sur la couchette du haut. Elle sombra aussitôt dans le sommeil et nous
entendîmes bientôt le souffle paisible de la petite fille endormie.
Le capitaine décrocha la lampe tempête et la plaça sur
la table. Il réduisit la luminosité pour ne pas déranger
l’enfant. Nous chuchotions maintenant. Pepe le marin-cuisinier avait
coupé le générateur, la musique s’était
tue et les lumières étaient éteintes. Le calme régnait
à bord. L’obscurité de la nuit enveloppait le bateau.
Seul l’îlot de clarté de la lampe à pétrole
attirait les insectes bourdonnants derrière le grillage du hublot ouvert.
Le capitaine sortit deux cigares fins et tordus d’une boîte métallique.
Il m’en tendit un, se saisit de la lampe tempête, souleva le verre
et alluma le sien à la flamme jaune qui vacilla, comme pour refuser
cet humble service. Un éclair écarlate jaillit de la chevalière
que portait le capitaine à la main gauche. J’observai avec intérêt
le rubis sang de pigeon encadré de deux diamants de la plus belle eau.
Le capitaine remarquant mon intérêt pour la pierre, déclara
:
« C’est un cadeau de la mère de ma fille. Un bijou de famille,
m’a-t-elle dit.
- Le rubis est merveilleux. Il doit venir de Birmanie a en juger par la couleur.
- Ce n’est pas impossible. L’oncle, qui lui a offert cette bague,
était officier de l’armée britannique. Il avait dû
se la procurer lors d’une mission en Asie.
- C’est curieux, j’ai l’impression d’avoir déjà
vu une bague identique.
- Cela n’a rien d’extraordinaire, son concept est assez courant,
pour ne pas dire banal, même si les pierres sont d’une qualité
exceptionnelle. »
Puis le capitaine me tendit son cigare. J’utilisai le bout incandescent
pour allumer le mien. Un léger courant d’air chassait la fumée
vers le fleuve, happée par le hublot.
Je continuai de suivre des yeux les reflets du rubis qui s’agitaient
comme des lucioles sanglantes. J’étais persuadé d’avoir
déjà vu cette pierre étonnante. Mais où ? Je n’arrivais
pas à m’en souvenir. Une bouteille de cachaza, l’eau-de-vie
de canne, surgit entre les mains du capitaine et les verres se remplirent.
Des claquements de langues connaisseurs accueillirent le breuvage et sa réconfortante
ivresse. Nous restâmes quelques instants silencieux, chacun de nous
perdu dans ses pensées.
« Vous n’avez pas vraiment répondu à ma question,
reprit le capitaine.
- C’est vrai !
- Je ne voulais pas être indiscret, vous savez.
- Il n’y a rien d’indiscret. Mais peut-être que je ne le
sais pas moi-même.
- Oui, parfois le destin, ou la vie tout simplement, nous mène sur
des chemins que l’on n’a pas choisis. Il y a bien longtemps, j’étais
un autre homme et maintenant je transporte du fret sur l’Amazone.
- C’est assez surprenant. Comment en êtes-vous arrivé là
?
- Des rêves d’enfant, je suppose. On les oublie pendant des années
et puis un beau jour ils réapparaissent. Ils tendent un doigt accusateur
vers l’adulte que l’on est devenu, et nous tourmentent en réclamant
leur dû.
- Et moi, tu m’as oublié ? semblent-ils dire. Les rêves
que l’on fait enfant sont les plus exigeants, les plus durs, les plus
tenaces qui soient. Ils vous pourchassent jusqu’à la fin de vos
jours, vous donnent mauvaise conscience, et vous font sentir misérable
de les avoir oubliés ou rejetés.
- Je vois que vous les connaissez bien.
- Je vis avec depuis toujours.
- Eh bien moi, j’ai voulu les vivre tout simplement. J’ai envoyé
balader le quotidien dans lequel je m’étais englué sans
réellement m’en rendre compte après avoir suivi les rails
que la société pose devant chacun de nous. J’avais la
sensation d’être une mouche baignant dans un sirop sucré.
Le confort avait alourdi mes ailes. J’avais les pattes prises dans la
mélasse, mes yeux ne voyaient plus que le bien-être de pacotille
qui me garantissait une paisible et banale existence.
- Et comment avez-vous fait pour quitter ce douillet cocon ?
- Un malheur m’a réveillé. J’ai perdu mon fils.
Mort d’un accident de moto.
- Je suis désolé.
- Vous n’y êtes pour rien. Ma femme m’a quitté peu
après. J’ai tout bazardé, la maison, la voiture, mon travail
et j’ai pris la route, direction les rêves d’enfance.
- La meilleure étoile qui soit pour vous guider hors de vous-même
!
- Je les ai suivis pendant des années, et puis un beau jour j’ai
posé mes valises.
- Façon de parler car vous n’arrêtez pas de parcourir le
fleuve.
- Certes mais maintenant j’ai des attaches sur ce fleuve. J’ai
ma fille et puis… sa mère.
- Elle ne vit pas avec vous ?
- Pas toujours… elle préfère la terre ferme. Et vous alors,
qu’est ce qui vous amène sur mon bateau ?
- L’ennui, je présume.
- Voilà qui n’est guère réjouissant.
- Je suis un handicapé de la vie. Je m’ennuie. Toujours à
la recherche d’un lendemain plein d’aventures et de merveilleux.
Mais chaque jour ne m’apporte que son lot de banalités, de quotidiennetés
qui me dépriment. J’ai l’impression de ne pas être
fait pour la vie. Elle est trop banale.
- Alors vous êtes venu vous confronter à l’Enfer Vert ?
C’est cela ?
- Oui, le mythe de la forêt impénétrable et ses sortilèges
mystérieux.
- Et vous êtes déçu ?
- Oui, je n’ai rencontré que banalité et je me suis englué
dans une nouvelle routine : chercher un bateau ; descendre le fleuve ; regarder
la ligne verte de la forêt ; lutter contre les moustiques ; se battre
avec la turista ; et peiner pour trouver une chambre d’hôtel pas
trop pouilleuse.
- Et bien sûr, vous avez l’impression d’avoir été
roulé par les récits merveilleux que vous avez lus étant
petit ?
- C’est un peu ça. Je cherche l’Amazonie que les livres
m’ont fait miroiter et je ne trouve que pluie et moisissure, moustique
et démangeaison. Et la fois dernière, ce fut pire !
- La fois dernière ? releva le capitaine.
- Oui, j’ai déjà fait une tentative, si je puis m’exprimer
ainsi, de descente de l’Amazone. Je suis déjà venu en
Amazonie, il y a sept ans de cela, et ce fut catastrophique.
- Vous m’intriguez ? Que s’est-il donc passé ?
- Dans l’avion, j’ai rencontré une jeune femme avec qui
j’ai très fortement sympathisé, si vous voyez ce que je
veux dire.
- J’imagine aisément. Elle était jolie ?
- Une pure merveille. On ne s’est pas quitté pendant trois semaines.
J’étais amoureux, fou d’elle. Je passais mes nuits réveillé,
à la regarder dormir à mes côtés. Je caressais
ses cheveux pour m’assurer que je ne rêvais pas, et je respirais
son souffle pour m’enivrer de sa présence. Je voulais que chaque
nuit dure une éternité. Elle se donnait peu et était
très exigeante. Je me remettais chaque fois en question. J’avais
tellement peur de la perdre. J’étais jaloux de chaque regard
qu’elle lançait aux autres hommes ou femmes que nous croisions.
- Pourquoi ? Elle était volage.
- Je ne sais pas. Elle avait une façon de jauger les gens qui me faisait
peur. Peur qu’elle me quitte pour un autre. Je l’aimais si fort.
- Eh bien ! Cela ressemble étrangement à une belle histoire
d’amour. Que s’est-il donc passé que vous en gardiez un
si mauvais souvenir ?
- Je suis tombé malade. À force de la couver des yeux, je me
suis épuisé. J’ai négligé de prendre mes
médicaments contre le paludisme. J’ai eu une crise qui m’a
étendu raide inconscient. Elle en a profité pour me dévaliser.
Elle a eu toutefois la délicatesse de prévenir le bureau de
ma compagnie d’assistance qui a organisé mon rapatriement sanitaire.
- Je comprends mieux votre déconvenue. Vous ne l’avez jamais
revue, j’imagine ?
- Toutes les nuits je rêve d’elle. L’azur de ses prunelles
me hante. Chaque matin lorsqu’elle ouvrait les yeux, j’avais l’impression
de plonger dans un lac de montagne et de m’y noyer. Elle me manque chaque
jour qui passe.
- L’amant éternel, trahi par sa bien-aimée !
- Moquez-vous, mais elle m’a entièrement dépouillé.
Elle m’a pris argent, passeport et même billet d’avion.
Elle comptait peut-être le revendre à un autre pigeon. Pardon,
ici on dit plutôt ara, si je ne m’abuse. »
Le capitaine laissa éclater un rugissement de rire qu’il réprima
d’une main collée sur sa bouche lorsqu’il sentit sa fille
se retourner dans la couchette. Il but une grande rasade de cachaza pour s’humecter
la voix, et poursuivit :
« Vous parlez espagnol ou brésilien ?
- Un peu mais j’ai du mal à comprendre les gens d’ici.
Ils ont un accent d’enfer.
- Oui, je reconnais que c’est un peu difficile de les comprendre. Moi-même
après tant d’années, il m’arrive de rester perplexe.
- À qui le dites-vous ! Tenez, ne serait-ce qu’aujourd’hui,
un vieux tout édenté m’a tenu un discours véhément
et je n’ai rien compris à ce qu’il m’a raconté.
- Ce ne serait pas un vieux qui a perdu toutes ses incisives ? Il parle en
postillonnant et vous tient le bras afin que vous ne puissiez pas vous échapper.
- C’est tout à fait ça ! Vous le connaissez ?
- Bien sûr ! C’est un habitué. Dès qu’il trouve
un touriste sur le port, il l’attrape pour lui raconter des histoires
de la forêt. Pour quelques cruzeiros, il vous dévoile toutes
les légendes qui courent le long du fleuve. Le seul problème,
c’est que ses clients ne comprennent pas un traître mot de ce
qu’il raconte et ne le payent jamais. »
Un nouveau rugissement de rire ponctua ses dernières paroles.
« Vous les connaissez, vous, ses histoires ?
- Quelques-unes. Sa préférée lorsqu’il est sur
ce bateau, c’est de raconter que l’Oiseau Bleu, le messager des
âmes des peuples disparus de la forêt va apparaître bientôt
pour guider les Indiens vers la libération.
- Mais je l’ai vu cet oiseau bleu ! C’est un ara hyacinthe de
toute beauté qui s’est posé sur le bateau tout à
l’heure.
- Je sais, je sais. Ma fille a apprivoisé ce perroquet et depuis il
ne nous quitte plus. »
En disant ces mots, le regard du capitaine se voila et un sourire de tendresse
se dessina sur ses lèvres. La fumée s’élevait devant
son visage et je crus qu’elle était responsable de cette petite
irritation que je perçus dans les yeux de mon hôte.
« Pour en revenir à la forêt, je reprendrai les paroles
d’un explorateur quasiment inconnu du grand public, H.M Tomlinson qui
avait bien raison d’écrire : L’esprit voit mieux la forêt
que ne le font les yeux.
- Que voulez-vous dire ?
- Pour la comprendre, l’appréhender dans sa globalité
et sa richesse, il faut peut-être mieux imaginer, rêver la forêt,
que la voir par elle-même. C’est un peu comme la vie. Si vous
êtes allergique au quotidien ne vaut-il pas mieux la rêver plutôt
que la vivre ?
- Vous me laissez perplexe. Moi qui suis venu jusqu’ici pour vivre des
aventures afin de pouvoir en nourrir les récits que je me promettais
d’écrire à mon retour.
- Monsieur est écrivain ? demanda le capitaine avec une pointe d’ironie
dans la voix.
- Enfin, j’essaye, répliquai-je et une mimique désabusée
se figea sur mon visage.
- Vous savez, je crois que toute expérience vécue peut être
transformée par la magie du récit. Celle-ci peut transcender
une histoire triviale en une aventure passionnante.
- À vous écouter, je prendrais presque espoir. »
Le capitaine resta silencieux un instant. Il me regarda d’un air étrange, un léger sourire au coin des lèvres. Comme s’il cherchait à m’évaluer. Puis, ayant certainement jugé que j’étais digne de confiance, il saisit son cigare entre deux doigts et de sa voix grave déclara : « Tenez, pour mieux vous faire comprendre mon sentiment, je vais vous raconter une histoire qui hante les berges du fleuve, le soir à la veillée. Comme toutes les aventures, elle n’était faite que de petits riens juxtaposés pour tous ceux qui la vécurent, et pourtant le résultat est assez surprenant. Elle remonte à l’année 1542, le 24 juin pour être plus précis, mais elle ne s’arrête pas là. Elle prend sa véritable signification en 1820 et elle s’achève il y a à peine sept ans. J’étais alors en mission sur le fleuve Alto Yavari. Mais commençons par le début… »
Le vent avait chassé les nuages, la lune se mirait dans les eaux scintillantes
du fleuve et la Croix du Sud brillait dans le ciel étoilé. La
nuit poursuivait son voyage nous emportant tous deux sur les ailes du récit…