La Pluie de Corail |
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Tout se déroula en une fraction de seconde…
L’explosif chimique du premier étage de la bombe comprima l’uranium,
lui permettant ainsi d’atteindre sa masse critique et de démarrer
la réaction de fission.
Des noyaux de métal se divisèrent alors, libérant un
flux de neutrons qui percutèrent à leur tour d’autres
noyaux, entretenant ainsi une réaction en chaîne.
Les rayons X dégagés par l’opération ionisèrent
la mousse de polystyrène dans laquelle était suspendu le combustible.
Le plasma ainsi créé compressa le lithium du deuxième
étage, le portant à très haute température, ce
qui activa la réaction de fusion.
Le lithium se transforma en hélium et libéra une nouvelle vague
de neutrons.
Et ce fut à cet instant précis que les militaires américains perdirent le contrôle de leur essai thermonucléaire sur l’atoll de Bikini.
Sous la pression des neutrons, une partie du lithium se décomposa
en tritium qui contribua à l’amplification de la fusion nucléaire,
libérant une énergie trois fois plus importante que celle prévue
par les scientifiques et les ingénieurs de la base.
Une boule de feu commença à se former et se répandit
en quelques instants sur une distance de onze kilomètres.
L’explosion provoqua un cratère de deux mille mètres de
diamètre, pulvérisant sur soixante-dix mètres de profondeur
le récif corallien.
Le champignon atomique atteignit une hauteur de plus de cinquante kilomètres
en quelques minutes, dispersant dans l’atmosphère un aérosol
de matières radioactives.
Les vents d’altitude s’emparèrent des fines particules,
les laissant peu à peu retomber tout au long de leur parcours. Des
îles proches de Bikini Island furent dangereusement contaminées
et l’on évacua leurs populations dans l’urgence.
Un chalutier japonais eut la malchance de croiser le sillage du nuage radioactif
et subit une pluie de cendres pendant plusieurs heures. Les marins inconscients
du danger naviguèrent douze jours puis regagnèrent leur port
d’attache au Japon, où ils furent enfin pris en charge par les
autorités sanitaires.
De nombreuses personnes irradiées développèrent par la
suite des cancers et des leucémies. Peu survécurent.
Mais les vents capricieux ne déposèrent pas toutes leurs poussières
mortelles sur l’archipel Marshall ou dans l’immensité de
l’océan. Certaines voyagèrent sur plusieurs milliers de
kilomètres avant de redescendre à la surface du globe.
Ainsi, deux jours plus tard, des enfants d’une île isolée
au large de l’Amérique du sud eurent la surprise de voir tomber
du ciel une pluie blanche, fine et vaporeuse, une pluie de petits flocons
qui voletaient tout autour d’eux. Jamais, ils n’avaient assisté
à un tel spectacle. De mémoire d’homme, personne n’avait
jamais vu de neige au niveau de l’équateur.
Fous de joie, les enfants couraient en riant, attrapant à pleines poignées
les mystérieux flocons. Certains voulurent les goûter mais ils
les recrachèrent aussitôt, déçus : les jolis flocons
avaient un désagréable goût de cendre.
Le corail carbonisé par l’explosion de Bikini Island se déposa
doucement sur le sol. La brise qui soufflait ce jour-là joua elle aussi
avec les légers flocons, les entraînant jusqu’au rivage,
les poussant dans l’écume des vagues où ils se mélangèrent
avec le plancton.
À la tombée de la nuit, un violent orage tropical nettoya les roches volcaniques, lessivant les sols et le sable des plages. Il emporta dans sa fougue les dernières traces de flocons de corail, qu’il abandonna peu après dans les vasques naturelles du littoral, alors dégagées par la marée basse.
Tapissant les rochers en colonies immenses, les coquillages filtraient l’eau de mer, cherchant inlassablement à en extraire les éléments nutritifs. Jour après jour, ils concentrèrent les particules radioactives dans leur chair.
Au cours des mois qui suivirent, les poulpes et les crabes friands de mollusques
accumulèrent dans leur corps des doses toujours plus élevées
de rayonnement.
À leur mort, les poissons nécrophages se délectèrent
de leurs cadavres, avant d’être dévorés à
leur tour par des prédateurs plus gros qu’eux qui ingérèrent
des quantités toujours croissantes de matières radioactives.
Jusqu’au jour où les effets de cette radioactivité sur l’environnement devinrent visibles… et irréversibles.
Le professeur Graeme Balch du département d’Écologie
et de Biologie Évolutionniste de l’université Yale se
tenait debout face à la fenêtre de son bureau, une feuille de
papier imprimée à la main.
Au-dehors, les étudiants se dispersaient avec nonchalance sur les pelouses,
flânant par petits groupes le long des allées bordées
d’arbres. La douce atmosphère de cette fin d’après-midi
annonçait la venue de l’été et avec lui, les vacances
estivales. Bientôt le campus s’endormirait pour quelques semaines
et le professeur comptait en profiter pour approfondir ses recherches personnelles.
Son esprit bouillonnait alors qu’il apparaissait comme figé dans
une attitude contemplative à son assistant Steven Craven qui l’observait
d’un air intrigué sur le pas de la porte. Depuis plusieurs jours,
le professeur était distant. Il affichait une réserve inhabituelle
et ne partageait plus ses réflexions avec Steven. Ce dernier en avait
pris ombrage peu à peu, et sa curiosité n’avait fait qu’augmenter
au fil du temps : que pouvait bien lui cacher le professeur ?
Steven reformula sa question en haussant légèrement le ton :
« Professeur, avez-vous encore besoin de moi ce soir ou puis-je disposer
? »
Le professeur Balch sursauta comme s’il émergeait d’une
profonde méditation. Il se tourna lentement vers son assistant et répondit
d’une voix absente : « Non merci, Steven, vous pouvez rentrer
chez vous ».
Steven referma la porte derrière lui et s’éloigna dans
le couloir en ruminant sa frustration. Le professeur avait une nouvelle fois
refusé de se confier et de lui dire ce qui le rendait aussi soucieux.
Graeme Balch relut le message qu’il avait reçu le matin même.
Si cela était confirmé, l’information ferait l’effet
d’une bombe dans les milieux scientifiques… et certainement bien
au delà. Cela pouvait représenter un bouleversement total des
mentalités et ne serait pas sans conséquence d’un point
de vue social et politique. La prudence était donc de rigueur et la
plus grande discrétion s’imposait. Avant de rendre les faits
publics, Balch devait vérifier et confirmer chacune des observations
relevées par son étudiant doctorant. Un garçon décidément
très prometteur et dont le nom passerait bientôt à la
postérité. Balch ressentit tout à la fois un pincement
de jalousie et une bouffée de fierté. N’était-il
pas le professeur chargé de guider le jeune thésard dans ses
études ? Une partie de sa gloire ne rejaillirait-elle pas sur lui aussi
? Du moins quelques miettes.
Le professeur Balch laissa échapper un profond soupir. L’âge
de la retraite approchait à grands pas pour lui et durant toute sa
vie de chercheur il avait espéré une découverte de cette
envergure.
« Alors mieux vaut maintenant que jamais », se dit-il en s’asseyant
à son bureau pour éteindre son ordinateur et ranger le dossier
qui le préoccupait dans sa sacoche. Il consulta sa montre et constata
sans réelle surprise qu’il était en retard. Sans se précipiter
pour autant, il quitta le bâtiment et récupéra son vélo
parqué à proximité.
Quelques étudiants le saluèrent alors qu’il pédalait en direction du campus historique. Encore une centaine de mètres et il atteignit Temple Street avant de lâcher sa bicyclette à la porte du pub irlandais où l’attendaient ses collègues et amis.
« Salut Graeme ! Toujours en retard », lança le professeur
Michael Moyer du département de Physique Appliquée en levant
son verre à moitié vide, puis il ajouta :
« Désolé, mais comme tu peux le constater, nous avons
commencé sans toi.
- Vous avez bien fait, j’ai été retardé…
- Comme d’habitude », surenchérit le professeur William
Carpenter du département des Études Religieuses en s’asseyant,
deux pintes de bière à la main. Il en fit glisser une devant
Graeme qui l’en remercia.
« Merci ! Je commençais à me dessécher. J’ai
eu quatre heures de cours cet après-midi.
- Au fait, j’ai les résultats de l’analyse que tu m’avais
demandée il y a quinze jours, lâcha Michael d’un air détaché.
- Et tu ne me disais rien ? protesta Graeme, ne pouvant maîtriser son
impatience.
- Eh ! Tu viens d’arriver et déjà tu m’engueules…
- Excuse-moi Michael, c’est juste que cela représente beaucoup
pour moi.
- Bon, voilà… les échantillons que tu m’as donnés
présentent tous une radioactivité supérieure à
la normale. Rien de dramatique toutefois. Je t’enverrai le rapport détaillé
avec les mesures précises dès demain matin.
- De quoi s’agit-il ? s’enquit William.
- Rien, seulement des analyses de prélèvements biologiques effectués
par un de mes étudiants qui prépare sa thèse, répliqua
Graeme d’une manière un peu trop brusque.
- Alors pourquoi cela te met-il dans cet état de nervosité ?
» releva William en affichant un sourire moqueur.
Un silence s’installa quelques instants, à peine perturbé
par le bruit sec des chopes claquant sur la table. Puis Michael demanda :
« Ton étudiant fait ses recherches sur l’archipel Marshall
?
- Et pourquoi dis-tu cela ? rétorqua Graeme en haussant les sourcils
d’un air perplexe.
- Les isotopes radioactifs que l’on a trouvés sont caractéristiques
d’une explosion thermonucléaire ayant eu lieu en atmosphère.
- Et pourquoi les îles Marshall ? s’interposa William dont les
connaissances scientifiques étaient limitées.
- Les isotopes des éléments chimiques transuraniens…
- Transuraniens ? l’interrompit William qui se sentait de plus en plus
perdu.
- Oui, des éléments chimiques dont le numéro atomique
est supérieur à celui de l’uranium, compléta Graeme
avec une pointe d’exaspération dans la voix.
- Donc, je disais, les isotopes des éléments chimiques transuraniens
qui ont été détectés, proviennent d’armes
nucléaires et plus précisément de l’essai Castle
Bravo effectué sur l’atoll Bikini. Ce fut la bombe H la plus
puissante jamais testée par les États Unis : soit quinze mégatonnes,
mille fois plus que les deux bombes larguées sur le Japon. Et les isotopes
créés lors de cette explosion sont uniques en leur genre. Donc,
j’en ai déduit que ton étudiant devait faire des recherches
dans l’archipel Marshall qui a été terriblement contaminé
à cette époque.
- Intéressant, très intéressant, murmura Graeme qui venait
d’un coup de trouver une explication à l’énigme
qui le perturbait depuis des semaines. Et tu dis que les doses relevées
ne sont pas excessives ?
- Oui, largement au-dessus de la moyenne du rayonnement naturel, mais pas
mortelles pour autant.
- Allez-vous m’expliquer enfin ce qui se passe ? » gémit
William qui éprouvait la sensation d’être exclu de la conversation.
Dans l’euphorie de sa découverte, Graeme se laissa aller à quelques confidences. Beaucoup plus qu’il n’aurait dû.
« Mon étudiant est actuellement sur une île du Pacifique
et il a constaté des phénomènes bizarres.
- Donc il est bien aux Marshall, souligna Michael en se rengorgeant comme
un paon, fier de ses déductions. Graeme laissa percer un sourire énigmatique
et ne chercha pas à détromper son ami sur le lieu où
se trouvait le jeune thésard.
- Et quels genres de bizarreries ? s’enquit William, intrigué.
- Des modifications importantes du comportement de certains animaux qui peuplent
cette région. Il semblerait que leur métabolisme est évolué
dans un sens tout à fait étonnant… si l’on admet
bien sûr que toutes les créatures terrestres se sont lentement
échappé des océans pour coloniser la terre ferme et s’adapter
à son atmosphère aérienne, compléta Graeme avec
un clin d’œil narquois en direction de son ami William.
- Alors là, je t’interromps tout de suite. Ce soir, je n’ai
pas envie de polémiquer sur la théorie de l’évolution,
protesta William dont la culture religieuse le poussait à refuser toute
crédibilité à cette doctrine.
- Et pourtant… » laissa échapper Graeme dans un sourire
entendu.
Perturbé par l’assurance de son ami, William resta silencieux. Tout en sirotant le fond de son verre de bière, il réfléchit aux éventuelles implications théologiques d’une telle découverte. Si elle s’avérait fondée ! Dans le doute, ne devait-il pas en référer au conseil de son église ?
Loin de ces préoccupations, Michael proposa de payer une nouvelle tournée et partit chercher trois chopes au comptoir. À son retour, il retrouva ses deux compagnons toujours perdus dans leurs pensées.
« Ce n’est pas la grande forme, on dirait les gars. Allez, buvons
à notre santé, avant que les vers ne nous mangent. Ah ! Juste
un détail Graeme, j’ai dû envoyer une copie de mon rapport
aux autorités de tutelle. C’est la règle lorsqu’on
fait des analyses qui se rapportent aux conséquences d’essais
nucléaires effectués par l’armée. J’espère
que tu n’y vois pas d’inconvénients ?
- De toute façon, je n’ai pas le choix, grommela Graeme qui aurait
préféré une totale discrétion sur le sujet.
- Et si on commandait à manger ? Les nourritures spirituelles ne nourrissent
pas vraiment leur homme », suggéra William dont l’estomac
commençait à crier famine.
Le dîner se déroula dans la bonne humeur, et ce fut légèrement
éméché que le professeur Graeme Balch retrouva le chemin
de son appartement, deux heures plus tard. Après avoir entreposé
sa bicyclette dans le local de l’immeuble, il ouvrit sa porte d’entrée,
alluma la lumière et déposa sa sacoche sur une chaise. Sans
plus attendre, il se précipita dans les toilettes et se soulagea avec
bonheur. La bière n’avait pas résisté aux trépidations
de la ballade en vélo.
Au moment où il ressortait, il sentit une main se plaquer sur sa bouche.
Il sursauta et son cri s’étouffa dans un chiffon.
Une odeur volatile envahit ses narines.
Avant qu’il n’ait pu se débattre, son esprit vacilla, sa
vue se troubla et ses jambes se dérobèrent sous lui.
Il s’affaissa, retenu par son agresseur qui l’accompagna dans
sa chute.
« Viens m’aider », chuchota l’homme à son
complice. Tous les deux portèrent le professeur inconscient dans la
chambre. Ils l’allongèrent sur le lit et le déshabillèrent,
rangeant soigneusement ses vêtements sur un fauteuil. Puis, ils le mirent
en pyjama et l’amenèrent jusqu’à la salle de bain.
Là, ils le laissèrent choir sur le carrelage comme s’il
s’était effondré de manière naturelle.
L’un des deux hommes sortit une seringue de sa housse protectrice alors
que l’autre écartait les orteils du professeur. L’injection
ne laissa qu’un minuscule point rouge qui s’estompa très
vite avant de devenir totalement imperceptible lorsque le pied retrouva sa
position habituelle.
Les tueurs attendirent, penchés sur le corps du professeur, l’un
lui tâtant le pouls alors que l’autre observait la dilatation
de la pupille. L’attente dura quelques minutes qu’ils occupèrent
en bavardant.
« Au fait, tu sais pourquoi on règle son compte à ce pauvre
type ? demanda celui qui tenait le poignet.
- Pas vraiment.
- Mais pourtant tu m’as dit que tu devrais certainement partir à
l’étranger pour finir le boulot…
- Ouais, c’est exact. Il me reste à trouver le nom et la localisation
de la cible suivante dans les documents de ce gars.
- Et tu ne sais pas pourquoi ?
- Une histoire de déchets nucléaires ou un truc comme ça…
- Je vois le genre. Les politiques ne veulent pas payer pour étouffer
l’affaire, alors on nous appelle pour y remédier. Moi, j’en
ai marre de toutes ces conneries. D’ailleurs, j’ai demandé
ma mutation dans un autre service et elle a été acceptée.
- J’sais bien.
- Tiens, j’ai l’impression que notre client nous a quittés.
- Ouais, y’a plus qu’à faire le ménage maintenant.
»
Au rythme des pulsations cardiaques, le poison s’était répandu dans l’organisme du professeur Graeme Balch et avait figé son cœur en une ultime crispation. Aussitôt le décès constaté, les deux hommes s’activèrent. Pendant que l’un vidait la sacoche du professeur, l’autre effaçait le contenu de son ordinateur personnel. Après avoir vérifié qu’ils n’avaient rien laissé traîner qui pourrait trahir leur passage, ils sortirent de l’appartement et rejoignirent leur véhicule stationné dans la rue, à l’écart de l’immeuble pour ne pas attirer l’attention des résidents.
« Maintenant, à l’université, lança celui
qui conduisait.
- Ouais, et après : fini, grommela l’autre.
- Pour toi peut-être, mais moi je n’en ai pas encore terminé.
- Sans moi, cette fois.
- Je ne m’en plains pas, tu sais.
- T’emballe pas, je connais ta nouvelle équipière et elle
est pas du genre facile.
- Au moins, cela me changera de ta trogne et de ta mauvaise humeur.
- Va te faire foutre !
- Si c’est avec ta remplaçante, je veux bien.
- Rigole, rigole, tu risques de déchanter bien vite… »
Avant que la sonnerie aigrelette ne déchirât la douce quiétude matinale de la chambre, Steven Craven étendit le bras et, d’un geste engourdi par le sommeil, cloua le bec au réveil. Steven s’étira mollement, puis il s’extirpa avec peine du lit où sa compagne Vivian dormait toujours. Steven, lui, avait mal dormi ; toute la nuit il avait ruminé l’expédition qu’il projetait depuis plusieurs jours déjà et qu’il avait finalement décidé de mener ce matin-là. Sans faire de bruit, il se prépara, laissa un mot pour prévenir Vivian de son absence et se rendit à l’université. Le campus était désert, Steven avait l’impression d’être un conspirateur, une sorte de malfaiteur. Ce qu’il était assurément.
Arrivé au département d’Écologie et de Biologie
Évolutionniste, Steven grimpa les escaliers menant au bureau du professeur
Graeme Balch. Possédant le double de la clef, il put y pénétrer
sans aucune difficulté. Là, il inspecta systématiquement
toutes les étagères et tous les tiroirs à la recherche
du dossier qui préoccupait tant le professeur.
Au terme de cette fouille approfondie, il ne put que constater son échec.
Il en conclut que le professeur avait emporté chez lui tous les documents.
Steven se rabattit alors sur l’ordinateur qui trônait sur le bureau.
Mais il ne trouva là non plus aucune trace du dossier convoité.
Abattu et perplexe, il regagna son propre bureau, se plongeant sans entrain
dans la routine de son travail.
Les heures s’écoulèrent, monotones, jusqu’au moment
où un coup de téléphone le fit sursauter.
« Bonjour Steven, c’est moi Jenny du service administratif. Tu
ne saurais pas où se trouve le professeur Balch par hasard ? Les étudiants
l’attendent dans l’amphithéâtre pour son cours.
- Je n’en ai aucune idée… D’ailleurs, c’est
vrai que je ne l’ai pas vu ce matin. Peut-être a-t-il eu un empêchement
?
- Peut-être ! Mais d’habitude, il prévient toujours.
- Tu as appelé chez lui ?
- Oui, plusieurs fois. Mais sans réponse.
- Tu veux que j’aille voir ?
- S’il te plaît ! On ne sait jamais, comme il vit seul…
Il a peut-être eu un malaise… »
Steven ne fut pas mécontent de quitter son bureau pour une petite
promenade en vélo à travers le campus jusqu’à l’immeuble
où résidait le professeur. Sans appréhension particulière,
il gravit les quelques étages et sonna à la porte d’entrée
de l’appartement, s’attendant à voir apparaître le
professeur, la tête embrumée par une soirée trop arrosée
— Steven était en effet au courant de ses sorties au pub —
mais personne n’apparut dans l’entrebâillement de la porte.
Un doute envahit alors l’esprit de Steven devant cette situation qui
n’avait plus rien de naturel. Il redescendit les escaliers et chercha
le concierge qui devait certainement disposer des clefs du logement du professeur
Balch.
L’ayant enfin trouvé, ils remontèrent tous les deux dans
les étages et ouvrirent la porte d’entrée.
L’appartement baignait dans une pénombre étouffante. Steven
alluma la lumière et appela d’une voix étranglée
: « Professeur ? Vous êtes là ? C’est moi Steven
! »
Toujours suivi du concierge, Steven parcourut les différentes pièces
avant de découvrir le corps inerte du professeur Balch étendu
sur le carrelage de la salle de bains.
Aussitôt le concierge se jeta sur le téléphone et appela
les secours, alors que Steven se penchait sur le corps pour détecter
des signes de vie. Mais il n’en décela aucun.
Le médecin arrivé peu après confirma la situation : le
professeur Graeme Balch avait cessé de vivre, terrassé de toute
évidence par une crise cardiaque foudroyante.
Pendant que des brancardiers emportaient le corps, Steven en profita pour fouiller discrètement la sacoche du professeur, espérant y trouver le dossier qu’il recherchait depuis ce matin tôt. Mais la sacoche était vide. Steven était de plus en plus perplexe. Il était pourtant persuadé avoir vu le professeur y mettre des papiers avant de quitter son bureau la veille au soir. Que signifiait tout cela ?
L’annonce de la mort prématurée du professeur Balch fut ressentie avec une vive émotion par les étudiants et le personnel du département. Le personnage était apprécié de tous. Seul Steven la vécut avec une sorte d’indifférence blasée qui trahissait son caractère profondément jaloux et égoïste.
Dans un silence recueilli, une foule importante rendit hommage au professeur lors de la cérémonie funéraire qui eut lieu quelques jours plus tard. Le soir même, ses amis, William Carpenter et Michael Moyer, se retrouvèrent au pub irlandais où Graeme Balch avait passé sa dernière soirée en leur compagnie.
« Qui aurait pu prévoir ? lança Michael d’un air
désolé.
- Personne. Il semblait tellement en forme à parcourir tout le campus
sur son sempiternel vélo. Paix à son âme ! Que Dieu ait
pitié de lui et lui pardonne son incroyance. C’était un
mécréant plein de valeurs morales.
- Amen, ironisa Michael en levant sa chope de bière.
- Comme mécréants, vous faisiez vraiment la paire tous les deux.
- Oui, il va me manquer…
- À moi aussi, surenchérit William. Et dire que j’avais
l’intention de l’accompagner cet été pour me rendre
compte par moi-même de la véracité de ses découvertes…
- Lesquelles ?
- Tu sais, celles dont il nous avait parlé la dernière fois.
- Ah oui ! Je me souviens. Cela t’intéresse tant que ça
?
- Moi non, pas particulièrement, mais le conseil de mon église
est très intrigué. D’ailleurs quand je leur ai dit à
la mort de Graeme que je me désistais, ils ont décidé
d’envoyer quelqu’un d’autre à ma place.
- Envoyer quelqu’un ? Mais pourquoi faire ?
- Mon église évangélique est très impliquée
dans le prosélytisme créationniste. Elle tient à s’informer
sur toutes les découvertes qui pourraient lui porter préjudice
dans ce domaine.
- Et une simple discussion entre amis que tu as eue au pub a suffi à
les décider d’enquêter ? s’étonna Michael.
- Elle suit depuis toujours tous les travaux du département d’Écologie
et de Biologie Évolutionniste de l’université… et
plus particulièrement ceux qui passionnaient notre cher ami Graeme.
- Et où va-t-elle envoyer son émissaire ? Graeme est resté
très évasif à ce sujet.
- Toi-même tu as évoqué les îles Marshall, se pourrait-il
que tu te sois trompé ?
- D’après le sourire en coin de Graeme lorsque j’ai lancé
ça, je serais tenté de le croire. Ce Graeme était un
filou de première quand il s’agissait de protéger ses
sources d’information et le travail de ses étudiants. Il a toujours
été très cachottier dans ce domaine.
- De toute façon, je ne me fais pas de souci pour mon église,
elle a suffisamment de ressources et elle dispose d’entrées un
peu de partout pour mener à bien son enquête et savoir de quoi
il retourne véritablement.
- Allez, buvons à la mémoire de notre cher disparu, termina
Michael en soupirant.
- Oui, avant que les vers ne nous dévorent », acquiesça
William en reprenant la formule favorite de son ami survivant.
Durant la période d’examens de fin d’année qui
suivit, les semaines se succédèrent à un rythme effréné,
pendant lesquelles il fallut pallier à l’absence du professeur
Balch.
Steven, qui fut son assistant, se trouva être le mieux placé
pour le remplacer au pied levé. Il assura l’intérim des
cours jusqu’aux vacances d’été et géra de
son mieux la direction d’étude des étudiants thésards
dont Balch avait eu la charge. Les courriers et les mails de ces derniers
furent donc adressés à Steven.
Et un jour, il réceptionna à la place du professeur Balch, un message :
« Cher Professeur, je n’ai toujours pas reçu de votre part les résultats d’analyse des échantillons que je vous avais fait parvenir il y a de cela plus de deux mois. Qu’en est-il ? Mon travail avance bien et les pistes que vous m’aviez suggéré d’explorer s’annoncent prometteuses. Par ailleurs je vous informe que je vais reprendre mon travail de guide naturaliste sur le même bateau que l’année dernière pour la saison estivale qui débute bientôt. Cela me permettra de faire le tour des différentes îles afin d’y effectuer de nouveaux relevés… et aussi de financer ma thèse. Ne vous inquiétez donc pas si je ne vous contacte pas de sitôt. Le bateau est assez rudimentaire et ne dispose pas d’accès réseau par satellite. Très cordialement. Jesús »
Steven pensa aussitôt au dossier secret du professeur Balch. Sans plus attendre, il fit des recherches à la scolarité afin de retrouver l’identité exacte de ce fameux Jesús, mais celui-ci n’apparaissait sur aucun des fichiers.
Cela devenait de plus en plus étrange.
Steven ne se découragea pas pour autant. Il lança Jenny du service administratif sur l’affaire en lui demandant d’éplucher toutes les archives des courriers adressés au professeur Balch.
Une semaine plus tard, il avait en sa possession un rapport d’analyse d’échantillons biologiques, signé du professeur Michael Moyer. Ce document avait été reçu au secrétariat du département pendant la période de flottement qui avait suivi le décès de Balch, et avait été quelque peu oublié au fond d’une bannette, en attente de classement.
À la lecture du résultat des analyses effectuées par Moyer, Steven pensa aussitôt à un problème de pollution suite aux essais nucléaires effectués au vingtième siècle par les militaires américains dans le Pacifique.
Ce qui n’avait en soi rien de nouveau et d’original. Alors pourquoi Balch avait-il été aussi discret sur cette découverte qui n’en était pas vraiment une ?
Le gouvernement des Marshall n’avait-il pas reçu des compensations financières importantes pour ses populations qui avaient souffert des retombées radioactives ?
En quoi résidait alors la nouveauté ?
Un autre document oublié au milieu des strates administratives l’éclaira
suffisamment pour qu’il décidât aussitôt de partir
à la recherche de Jesús.
Ce n’était qu’une simple note vieille de plusieurs mois
qui indiquait au professeur Balch la nouvelle adresse de l’étudiant
Jesús Marquez : Station de recherche Charles Darwin, Santa Cruz.
Le soir même, un Steven tout excité annonça à sa compagne qu’ils partaient cet été pour une croisière aux Galápagos.
Vivian, elle, ne parut pas spécialement enchantée ; elle souffrait
en effet du mal de mer et avait la phobie des reptiles…