Le Jeu du Nain - Roman de Gil & Pivano - Éditions Ligne continue

Le Jeu du Nain - Gil & Pivano


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Le Jeu du Nain
 
L’homme soupesa la pierre dans le creux de sa paume. Il observa l’éclat métallique de ses formes brutes, essayant d’évaluer sa vraie valeur. Cette pièce valait une fortune. Peu de connaisseurs étaient susceptibles de pouvoir apprécier une telle gemme et peu de gens au monde pouvaient s’en porter acquéreur mais il fallait faire vite. Très vite. Ils avaient pris des risques. Trop de risques. Il glissa un doigt sous le chapeau rond vissé sur sa tête et se gratta le front d’un geste soucieux. Son cousin le mineur, celui qui venait de lui apporter le diamant, était reparti dans son village, là-bas, loin dans le Haut Veld, pour se mettre à l’abri et se faire oublier pour un moment. Son autre cousin le vigile, celui qui avait permis de sortir la pierre en fraude, lui avait transmis aujourd’hui de mauvaises nouvelles. Un mineur qui ne se présentait pas au travail le lendemain était plus qu’un suspect, déjà un coupable. Les gardiens avaient enquêté avec la cruauté qu’on leur connaissait. Des langues commençaient à se délier. La filière qu’ils avaient montée patiemment depuis toutes ces années commençait à s’effriter. Trop de gens savaient. Trop de gens étaient impliqués. Partager le gain des rapines était la seule façon de pouvoir contourner les mesures de sécurité draconiennes en vigueur sur la mine. Mais la peur, quand elle s’installait, prenait vite le dessus sur l’avidité et l’appât du gain. Ils dépendaient maintenant du silence des ouvriers. Il était plus facile de sortir des pierres plus petites. Une telle pièce créait des convoitises. Ils n’auraient peut-être pas dû se lancer dans l’aventure. Pourtant, c’était l’occasion ou jamais de toucher le jackpot.
Tout en surveillant du coin de l’œil la masse ténébreuse de la gemme, l’homme se mit à consulter un petit carnet qu’il avait sorti de la poche intérieure de son blouson de toile. Sur l’une des pages, des noms étaient annotés au crayon à papier. Seulement quelques noms et des numéros de téléphone avec des codes à l’étranger. Il posa le carnet sur la table et se saisit d’un portable. Systématiquement, il se mit à passer des appels et cocher les noms de sa liste.

Quand la sonnerie du téléphone retentit, Derko n’esquissa aucun geste, laissant à sa secrétaire le soin de décrocher. Depuis plusieurs minutes déjà, il était perdu dans ses pensées. Par la grande baie vitrée qui lui faisait face, son regard errait au gré des flots gris du Potomac. Le fleuve coulait au pied de la tour de verre qui abritait son vaste bureau et lui préservait une vue dégagée. Il repensait au passé. Comme les morceaux d’épaves poussés par les grandes marées d’hiver, de sombres images ressurgissaient pour venir effleurer les rivages de sa mémoire à peine convalescente, rouvrant les vieilles blessures dans le sable de ses souvenirs. Depuis le tragique incendie du 14 août 2002, presque deux années avaient passé. Deux ans ! Qu’avait-il fait pendant ces deux années ? Les six premiers mois avaient été très durs. Il avait erré en Asie Centrale espérant que l’air froid des steppes et la solitude des hauts plateaux cautériseraient les plaies de son âme. Peine perdue. Il avait pourtant fallu revenir à la vie, reprendre goût aux jours qui passent, retrouver un sentier à fouler, un combat à mener. Il s’était soudain souvenu des millions de dollars qui dormaient quelque part dans l’un de ses comptes bancaires. En arpentant les sentiers tadjiks, turkmènes et kazakhs, il avait eu tout le loisir de réfléchir à l’utilisation de cet argent maudit. Une stratégie s’imposa très vite à lui. De retour à Paris, il s’était lancé corps et âme dans son projet. Les autorités françaises n’avaient pas été très réceptives. Qu’à cela ne tienne, à part sa mère à Rome, plus rien ne le retenait dans la vieille Europe. Il était donc parti sine die aux États-Unis. Par le biais d’une armada d’avocats, il avait négocié avec les autorités américaines, qui s’étaient avérées au final bien plus compréhensives et coopératives que leurs homologues françaises. Un accord avait été passé. Il établissait sur le sol américain une fondation dotée de cent cinquante millions de dollars, la fondation Shaheen, dont il devenait le Président du Conseil d’Administration. Cette fondation créait dans le même temps avec le PNUD, le Programme des Nations Unis pour le Développement, au travers d’un fond spécial doté de deux cents millions de dollars, dont la moitié était apportée par la Fondation Shaheen, le World Child Observatory (WCO), un observatoire de la condition des enfants dans le monde, chargé entre autres de lutter contre l’exploitation des enfants sous toutes ses formes. En contrepartie de cette générosité, le gouvernement américain blanchissait l’argent apporté dans la fondation Shaheen sans en demander la provenance et permettait à Derko de devenir l’un des Administrateurs de l’Observatoire Mondial des Enfants. Il n’obtenait pas de rétribution pour cette fonction mais bénéficiait d’un passeport diplomatique et des bureaux permanents au siège du WCO à Washington. C’était le moins qu’il pouvait faire pour Shaheen, pour Pedro, pour Camilo et Stella, les jumeaux, pour son père, pour Carlos… Son regard se posa sur la photo de Shaheen qu’il avait fait accrocher au mur. Tout avait commencé suite à sa disparition, un jour de mai à Kandy, la ville sainte du Sri Lanka… De ces événements, il ne gardait que des souvenirs confus et une douleur lancinante enfouie quelque part dans sa tête, comme une migraine récurrente qui venait l’assaillir par moments. De cette période, il n’avait conservé que deux objets : la photo suspendue au mur et une émeraude de la plus belle eau provenant de Colombie. Il la gardait religieusement avec sa collection de pierres précieuses dans le coffre-fort de son appartement parisien. Paris ! Des images embrouillées traversèrent son esprit : le bois de Vincennes, Victoria…
Inconsciemment, il tira sur le col de sa chemise. On étouffait ici. Les réunions, les rapports, la paperasse, la médiatisation, il commençait à saturer. Depuis combien de temps n’était-il pas parti en voyage ? Depuis combien de temps n’avait-il pas repris la route ? Pourtant il aimait tant traîner ses guêtres au gré des vents et de ses envies. Il le savait, il était atypique et asocial. Il avait été autrefois un enfant précoce, presque autiste. Son adolescence avait été longue et douloureuse. Il en avait gardé une révolte intérieure sourde qui ne l’abandonnait jamais. Aujourd’hui, il était un homme libre, indépendant, mais volontiers querelleur et bagarreur et, finalement, solitaire. Son incapacité à accepter un quelconque carcan social ou professionnel ne facilitait pas les relations humaines mais il s’était débrouillé à sa manière.
Touche à tout et autodidacte, il s’était intéressé très tôt à l’informatique quand le quidam moyen ne savait pas encore ce qu’était Internet ou le Web. Il avait à peine plus de vingt ans, quand il avait créé une start-up spécialisée dans le Data Mining, qu’il avait revendue trois années plus tard. Le début des belles années. L’époque des pionniers. La bulle informatique se gonflait à peine. Il était devenu riche du jour au lendemain. Riche de son temps. La richesse pour Derko consistait surtout à être libre, ne plus dépendre des autres. Il était devenu une sorte d’observateur érudit du monde et de ses contemporains. Et puis, il avait croisé le chemin de Shaheen et l’enchaînement impitoyable des événements avait fait qu’il était devenu l’héritier d’une somme colossale et se trouvait maintenant installé dans le fauteuil confortable et trop tranquille d’administrateur d’une généreuse fondation. Cet argent était celui des enfants, le fruit de leurs souffrances. Il leur avait en quelque sorte, rendu. Cette fondation, il l’avait créée pour eux, mais aussi pour apaiser les douleurs dans sa tête. Lui, Derko Moreno, il n’avait pas besoin de cette fortune. La vente de sa société informatique lui avait donné assez de disponibilités pour ne plus avoir à travailler jusqu’à la fin de ses jours. Il se contentait de peu. Une seule passion pouvait l’entraîner à faire des folies.
La minéralogie ! Il était passionné par les minéraux et surtout par les cristaux, ces empilements d’atomes, que parfois, très rarement, comme par magie, la nature transformait en pierres précieuses. Il aimait l’équilibre rare et magique de ces structures cristallines, leur beauté froide, dure, anhydre. Il s’y retrouvait un peu lui-même.
Barbara, sa secrétaire, tapa deux petits coups sur la porte, avant de passer la tête : « Un appel pour vous, Monsieur. C’est personnel, je crois. Ça vient de loin. On entend mal. La personne n’a pas souhaité décliner son identité. Ça paraît important. Vous prenez la communication ? »
Derko abandonna le flot de ses rêveries et s’empara, intrigué, du combiné.
« Mister Derko ?
- Yesss ?
- Derko Moreno ?
- Oui !
- Monsieur, je suis en possession d’un objet qui pourrait être susceptible de vous intéresser.
- À qui ai-je l’honneur ?
- Nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous Monsieur ! J’éluderai donc les présentations. Je souhaiterais vendre cet objet. Je vous appelle pour vous proposer de l’acheter. Mais, il y a un petit problème. Les acheteurs sont nombreux. Il faudra vous décider très vite… »
La voix paraissait distante, tendue, râpeuse, à peine audible. L’homme au bout du fil semblait chuchoter, comme s’il avait peur d’être entendu.
« De quel objet voulez-vous parler ?
- D’un diamant, Monsieur.
- Un diamant ?
- Bien sûr pas n’importe quel diamant, Monsieur.
- Quel type de diamant ? »
Derko se fit soudain plus attentif et retint sa respiration. Sa passion pour les pierres précieuses englobait les rubis, les émeraudes, les saphirs, et bien sûr les plus belles d’entre elles, les diamants.
« Un diamant noir, un diamant de toute beauté ! Une pierre exceptionnelle. A masterpiece. Une sorte d’Étoile du Sud, Monsieur, si vous voyez à quoi je peux faire allusion. »
Derko connaissait ses classiques. L’histoire de cette gemme mythique, fruit de l’imagination fertile d’un romancier de génie, lui revint en mémoire.
« Une véritable Étoile du Sud ? Vous êtes sûr ?
- Je vous assure que oui !
- Dois-je vous prendre au sérieux ?
- Je crains que vous n’ayez d’autre option, si bien sûr, vous souhaitez réellement vous porter acquéreur de ce diamant d’exception…
- OK, OK ! D’où appelez-vous ?
- De Jo’burg, Monsieur.
- Johannesburg, bien sûr… »
Soudain intéressé, Derko se mit à parler comme pour lui-même.
« Évidemment, il faudrait que je puisse examiner la pierre…
- Évidemment, Monsieur. Venez ici et vous ne serez pas déçu.
- Et comment vous retrouverai-je à Johannesburg ?
- Descendez au Carlton Hotel, Monsieur. Vous trouverez une chambre sans problème. Je vous y contacterai. Un conseil Monsieur, faites vite. Le temps presse. Et prenez vos dispositions : le paiement se fera en liquide au moment de la transaction… »
Derko resta avec le téléphone en l’air alors que la communication était coupée depuis longtemps déjà. Son esprit n’avait pas encore pris la mesure de la nouvelle que son correspondant anonyme venait de lui annoncer. Chaque pierre précieuse était une énigme. Pour en percer les secrets, il fallait en quelque sorte mener l’enquête, un peu comme un détective. Une onde d’excitation s’empara de lui. Constatant qu’il tenait toujours le combiné à la main, il le laissa retomber sur son socle en proie à une agitation fébrile. Peut-être rêvait-il ? La seule façon de s’en assurer était de partir. Et tout de suite même ! Voilà des mois qu’il n’avait pas bougé. Il s’était laissé accaparer par toute cette paperasse et toutes ces réunions. Il était temps de reprendre la route et les mauvaises habitudes. Celles que Victoria qualifiait de petits trafics…
Il demanda à sa secrétaire de lui réserver une place sur le premier avion en partance pour l’Afrique du Sud. Il savait parfaitement qu’une telle opportunité était rarissime. Dès l’annonce de cette découverte, les enchères allaient monter très vite. Sa seule chance était d’arriver le premier et d’acheter cette Étoile du Sud avant les autres acheteurs potentiels. Il ne voulait pas savoir si la pierre sortait en toute légalité d’une mine ou si elle provenait d’un réseau de contrebande. Ses scrupules disparaissaient totalement dès lors qu’il s’agissait de son hobby préféré.
La sonnerie du téléphone retentit à nouveau. L’efficace Barbara revenait déjà avec des informations.
« Vous avez un avion en début de soirée pour Londres puis une connexion demain matin vers Johannesburg. Ce qui vous laisse peu de temps pour…
- Réservez, je prendrai mon billet à l’aéroport. »
Son assistante le héla alors qu’il s’engouffrait déjà dans l’ascenseur, perdu dans une intense réflexion, spéculant déjà sur le type de pierre et sur le montant qu’on pouvait lui demander afin de rentrer en possession de cette merveille de la nature.
« Monsieur Moreno !
- Oui, Barbara.
- Je voulais vous rappeler que vous avez rendez-vous dans une heure avec le conseiller de l’ONU chargé de l’Observatoire des Enfants, puis demain matin avec une ONG qui vient vous présenter ses projets pour obtenir des subventions. Les rendez-vous ont été fixés de longue date et…
- Annulez les rendez-vous s’il vous plaît ! Présentez-leur toutes mes excuses. Dites-leur que je m’absente pendant quelques jours. Une urgence. Un cas de force majeur.
- Vous comptez vous absenter pour combien de temps, Monsieur ?
- Quelques jours tout au plus. Peut-être une semaine ou deux. Je ne sais pas encore.
- Et votre planning ? demanda Barbara, paniquée, en feuilletant son agenda aux pages noircies.
- Annulez, déplacez, faites au mieux Barbara ! Je suis sûr que vous saurez très bien vous débrouiller.
- Bien Monsieur !
- Si vous avez un problème particulier, voyez le fondé de pouvoir.
- Et que dois-je répondre si l’on me demande où vous êtes ? »
Derko fit une grimace, resta muet le temps de trouver un motif sérieux, puis plissant le front d’un air soucieux déclara :
« Je dois me rendre au Mozambique. Visite surprise du camp de réfugiés où nos volontaires sont actuellement en mission…
- Est-ce tout ?
- Avant, je ferai un rapide détour par l’Afrique du Sud. Affaire personnelle. N’en dites pas plus. »
L’assistante de Derko eut un sourire entendu.
« Bien, Monsieur. Ce sera tout ?
- Oui. Merci, Barbara ! »
La porte de l’ascenseur se referma et interrompit la conversation. Derko fut entraîné vers le rez-de-chaussée. Un froid grésil l’attendait à la sortie de l’immeuble. Derko frissonna. Il n’était pas suffisamment couvert pour la saison. Début mars et l’hiver n’en finissait pas avec ces journées grises, pluvieuses et glaciales. Ce voyage pour l’hémisphère sud n’était pas fait pour lui déplaire. Il héla un taxi et donna l’adresse de son petit studio dans le quartier de l’université à Georgetown. Le chauffeur du véhicule jaune l’attendit en bas de la vieille maison restaurée avec goût où il s’engouffra pour revenir peu de temps après, chargé d’un sac de voyage et habillé d’un simple blue-jean, d’un gros pull et de confortables tennis. Sa tenue de route pour les jours à venir. Dans sa précipitation, il n’avait pas oublié de prendre une liasse de dollars dans son coffre afin de régler une avance sur le prix du diamant. « Pour le solde, je ferai un retrait dans une banque à Jo'burg », se dit-il en dévalant les escaliers.
Il régla la course devant l’entrée de l’aérogare et faillit oublier son sac sur le siège arrière du taxi. Il lui sembla que la queue n’avançait pas devant le comptoir d’enregistrement. Ce ne fut qu’une fois assis dans l’avion qu’il commença à se détendre. Il ne pouvait maintenant plus rien faire d’autre que de prendre son mal en patience. Il tenta de caser sa grande carcasse le plus confortablement possible dans l’espace exigu réservé aux passagers de la catégorie économique et pesta en son for intérieur. « Tu es malade mon pauvre. Avec tout le fric que tu as, tu aurais pu te permettre de prendre une place en première classe. Histoire d’avoir tes aises. Tu n’es qu’un radin maladif… »
Il aurait continué à déverser tout son mépris sur lui-même si l’hôtesse ne lui avait pas proposé un verre de bienvenue. L’ambiance se détendit. La douce euphorie de l’alcool le calma et ses réflexions se tournèrent vers l’objet de son voyage.
Une Étoile du Sud ! Depuis que Jules Verne avait comparé un diamant noir aux beautés indigènes du Transvaal et aux constellations du ciel austral, tous les diamants de couleur noire portaient ce nom. Le tout était de savoir si cette pierre méritait véritablement cette appellation. Il avait déjà vu des pierres brunes, au Brésil près de Bahia, mais elles ne rivalisaient pas avec la description faite par l’écrivain. Ce n’étaient que des carbonados, des diamants brun noir utilisés principalement dans l’industrie du fait de leur exceptionnelle dureté. Rien à voir avec la beauté rare d’une véritable Étoile du Sud. Noire et brillante comme un astre du ciel austral. « Ce serait le clou de ma collection », songea Derko. « Mais ne t’emballe pas trop vite, mon vieux. Reste à savoir si elle vaut le coup et surtout si elle est dans tes moyens… »
Une douce torpeur l’envahit. Il sombra peu après dans le sommeil et nagea de longues heures dans un ciel étoilé peuplé de splendides créatures à la peau noire et soyeuse.

Derko laissait son regard planer sur les nuages blancs qui cachaient encore le sol. Le pilote avait annoncé l’arrivée imminente à l’aéroport de Johannesburg. Soudain le manteau cotonneux se déchira et, de la vision première que Derko embrassa, il retint les gratte-ciel, les innombrables taches bleues des piscines privées des villas, l’immensité monotone des townships et les dumps aux teintes dorées qu’il identifia comme étant des terrils de terre colorés par les produits chimiques lors de leur extraction.
Il soupira. La ville ne lui paraissait guère engageante. Il espérait maintenant que la rencontre aurait lieu dans un quartier sûr et tranquille. Il se voyait mal naviguant dans les banlieues périphériques dangereuses pour un Blanc, seul et désarmé, avec sur lui de l’argent liquide en quantité suffisante pour payer au moins l’acompte à la commande. Une sueur froide lui coula dans le cou. Il se demanda si cette entreprise n’était pas trop hasardeuse. Il avait tendance à imaginer le pire. Malheureusement compte tenu de son expérience passée, il s’était aperçu que le pire lui arrivait souvent.
À l’aéroport, il loua une voiture. Il choisit un 4x4 au cas où il aurait à faire de la piste. Il se rendit sans difficulté à l’hôtel en suivant les indications que lui avait fournies l’hôtesse du loueur. Il trouva effectivement sans problème une single au Carlton Hotel. Derko râla en constatant le prix exorbitant des chambres malgré la réduction qu’on lui octroya pour le week-end. Le quartier des affaires se vidait pour la fin de semaine et le centre-ville devenait aussi dangereux que les faubourgs.
Il s’installa dans le décor fonctionnel et anonyme de sa chambre. La nuit approchait et il ne se sentait pas le courage de sortir dans la ville pour dîner. Il préféra rester couché sans manger, à attendre un signe de son correspondant. Il fut bien inspiré et n’eut pas longtemps à patienter. Peut-être que le portier de l’hôtel était complice car le téléphone sonna une heure à peine après son arrivée.
L’homme fut bref. « Demandez Mslaba Matsoso, Dobsonville Road à Jabavu près du terrain de golf. Avant midi. » Et il raccrocha avant que Derko ait pu lui demander où se trouvait Jabavu. Résolu à dormir tranquille, il appela le portier de nuit pour avoir plus de renseignements concernant le lieu de son rendez-vous.
« Yes Sir. What can I do for you ?
- Juste un détail. Pourriez-vous me préciser où se trouve le lieu-dit ou le quartier Jabavu.
- J’espère que vous ne comptez pas vous y rendre. Pas à cette heure en tout cas. Ce serait de la folie.
- Hmm ! Et pourquoi donc ?
- Mais Jabavu est au cœur de Soweto ! Un Blanc ne peut pas circuler dans Soweto sans être accompagné. En tout cas si vous y allez ce soir, je vous demanderais de régler votre note avant.
- Voilà qui est encourageant.
- La simple réalité, Monsieur.
- Merci pour vos conseils.
- De rien, nous tenons beaucoup à conserver nos clients… en bonne santé ! Bonne nuit Monsieur. »

Derko passa une très mauvaise nuit. Il se retourna cent fois dans le lit en proie à une angoisse terrible. Il gardait encore des séquelles de la profonde dépression qui l’avait submergé au sortir de ses précédentes et douloureuses aventures.
Il ne trouva le sommeil que lorsque les premières lueurs de l’aube rosissaient le ciel. Son réveil de poche sonna trop tôt, beaucoup trop tôt à son gré.
L’esprit embrumé, il se rendit dans la salle à manger de l’hôtel et s’assit à une table isolée dans un coin de la pièce. Au centre, une jeune femme sermonnait un enfant capricieux. Dans son brouillard matinal, Derko ne percevait que des sons diffus, atténués par la fatigue. Puis le ton de la jeune femme devint plus ferme et les paroles brisèrent la coquille protectrice de Derko.
« Ganchinho, tu arrêtes de faire l’enfant et tu finis ton jus d’orange, dit-elle d’un ton excédé.
- Non, non et non ! hurla le gamin rouge de colère.
- Et pourquoi donc ?
- Ils y ont mis des glaçons !
- Oui et alors ?
- On m’a toujours dit de ne pas boire de l’eau non stérilisée.
- Allons Ganchinho, ceci est valable pour les pays pauvres où l’hygiène est rudimentaire. Pas ici. Regarde autour de toi. On se croirait dans une ville occidentale. Presque les États-Unis. »
Le gamin sembla se rendre à l’évidence et, d’un air grognon, but le jus d’oranges pressées, où flottaient trois cubes de glace, objet de son accès de fureur.
Derko ne put s’empêcher de penser : « Sale morveux, je te donnerais deux claques si tu étais mon fils. Ta mère a bien trop de patience. » Puis il réalisa que la jeune femme était bien trop noire de peau et l’enfant bien trop blanc pour avoir un lien de parenté aussi directe. Les traits aquilins de la jeune femme lui faisaient penser aux beautés éthiopiennes qui fleurissaient sur la côte ouest de la mer Rouge. Pourtant elle conversait avec le gamin en portugais et Derko reconnut même les intonations chantantes du brésilien. L’enfant était à l’opposé de la jeune femme. Aussi blanc qu’elle était noire, aussi blond qu’elle était brune, aussi petit qu’elle était grande. Son visage arborait une étrange beauté. Les longs cheveux paille et bouclés encadraient des traits fins presque féminins mettant en valeur deux grands yeux effrontés d’un bleu céruléen étrangement mobiles dans lesquels brûlait une colère à peine contenue. Toutefois, un léger empattement épaississait son cou et rompait l’harmonie des lignes.
Derko, sa collation terminée, se dirigea vers l’ascenseur. Le garçon, au grand dépit de sa compagne, abandonna au même moment les restes de son repas et le rejoignit devant les cages. Dès que la porte s’ouvrit, l’enfant se précipita dans la cabine, bousculant légèrement Derko au passage, qui lui demanda en se maîtrisant poliment :
« Quel étage jeune homme ?
- Douzième.
- On ne vous a pas appris à dire s’il vous plaît, j’imagine.
- Non.
- Je vois… »
Derko allait ajouter quelque chose de plus virulent quand son regard fut attiré par un objet métallique qui pendait au bout de la manche de chemise du jeune garçon. Un léger sursaut marqua l’arrêt de la cabine au douzième étage. Il ne comprit de quoi il s’agissait que lorsque l’enfant passa devant lui avec sa drôle de démarche et souleva son bras dans un signe qui ne prêta pas à confusion. L’enfant lui fit un magnifique bras d’honneur et sortit précipitamment, piétinant ses pieds au passage. Il resta interdit non seulement par le geste vulgaire que le gamin venait de lui adresser, mais aussi par ce qu’il avait pu observer très distinctement. L’enfant n’avait pas de main droite. Au bout de son moignon, une sorte de pince était fixée. Médusé, il hésita entre agacement et compassion. Après un court instant d’hésitation, il lança l’ascenseur d’un doigt rageur à l’assaut des étages supérieurs.

Derko roulait maintenant depuis une heure, vitre fermée, porte verrouillée dans les rues en terre battue de Soweto. Les maisons s’alignaient sur des kilomètres, identiques à elles-mêmes. Les plus cossues étaient carrées, ocres comme la terre qui les entourait, couvertes d’un toit de tôle ondulée, et une clôture protégeait un minuscule terrain. Les plus misérables étaient construites de planches assemblées et s’adossaient les unes aux autres pour former un labyrinthe étroit et sans fin.
Il s’arrêta devant l’un de ces bidonvilles, descendit de voiture et la verrouilla avec soin. Il s’interrogea en soupirant : allait-il la retrouver à son retour ? Malgré tout, il s’avança vers un groupe de quatre personnes qui jouaient aux cartes, assises sur des caisses et des containers en plastiques. Quelques enfants turbulents les entouraient et les regardaient. Une femme d’âge mûr hésitait sur la carte à jouer. Derko en profita pour les interrompre et leur demanda son chemin. Tous levèrent leurs yeux du jeu et le fixèrent avec animosité.
« Du calme, l’apartheid est terminé, les amis », pensa Derko en sentant la tension qui régnait dans cette cour poussiéreuse coincée entre deux cabanes de planches mal ajustées. Derko sourit à la femme prête à abattre enfin la carte choisie. Son charme naturel dut opérer car elle lui répondit d’un signe, le guidant vers une baraque aussi minable que ses voisines. Tous le suivirent du regard alors qu’il s’y dirigeait. La porte était entrouverte et une pénombre douteuse régnait sous le toit de tôle.
Il frappa mais le bois mou semblait absorber les sons. Il se décida à entrer. Ses yeux mirent un certain temps à s’accoutumer. Puis, dans la semi-obscurité il distingua un homme, noir comme une nuit sans lune, la peau grêlée par la vérole. Les narines de son nez épaté palpitaient d’une vie propre. Il le fixait de ses yeux injectés de sang, une tension sourde émanait du personnage. Une fine moustache courait sur la commissure des lèvres et un chapeau rond, posé sur le crâne laissait apparaître des cheveux grisonnants et crépus. L’homme se gratta le bras à travers la manche d’une chemise grise et blanche. Plus grise que blanche d’ailleurs. Il était assis face à une table faite de simples planches posées sur des tréteaux à même le sol en terre battue. Derko se demanda soudain si tout cela avait un sens. Où était-il tombé ? Ce voyage n’avait été qu’une lubie. Il perdait son temps. Il faillit faire demi-tour et retourner à la voiture mais il se reprit.
« Bonjour ! Je suis à l’heure me semble-t-il ? déclara Derko d’un ton le plus engageant possible.
- Asseyez-vous Monsieur Moreno. Comme je vous l’ai déjà dit, nous ne disposons que de très peu de temps.
- Pourquoi tant de presse ?
- Qu’importe les raisons ! Cette pierre est à vendre. »
Tandis que l'homme sortait d'une de ses poches un objet enroulé dans du papier journal, Derko réalisa alors que la pierre avait dû sortir en fraude d'une mine qui longeait la rivière Orange. Si c'était le cas, la situation devenait dans ces conditions, hautement dangereuse. Un frisson d'excitation parcourut son échine dorsale. Toute peur, toute anxiété avait disparu, il ne restait plus que le délicieux frisson de l'interdit et celui de posséder une pierre dérobée à l'impérialisme monstrueux du Syndicat du diamant.
« Comment m'avez-vous connu pour me contacter ? », demanda Derko intrigué. L'homme sourit et ses dents blanches luisirent dans la pénombre.
« Vous êtes connu dans le milieu des receleurs de pierres depuis le Cap et sur toute la côte de l'Océan Indien.
- Je peux la voir ?
- Sûr ! »
L'homme lui présenta au creux de sa main sillonnée de rides et de cicatrices, une pierre brute. Pour toute personne non expérimentée, la pierre n'avait pas plus d'intérêt qu'un morceau de verre dépoli par le flux et le reflux interminable de la marée. Un simple bouchon de carafe noirâtre. Voilà ce que pouvait voir un profane. Pour Derko, la pierre avait une tout autre apparence. De la taille d'un œuf de poule, le caillou brillait comme un charbon incandescent. Il imaginait déjà la pierre taillée, réfléchissant la lumière du plus profond de son cœur de ténèbres. Derko avait devant lui une pierre rarissime qui méritait parfaitement son appellation d'Étoile du Sud. Il la cueillit dans la main calleuse de l'homme qui lui faisait face. Il la porta à ses yeux et la tourna vers le rayon de soleil qui s'infiltrait par l'entrebâillement de la porte. Du carbone pur cristallisé à très forte pression. Le plus dur des minéraux naturels par le mystère des liens de covalence unissant ses atomes. La couleur noire provenait d'inclusions microscopiques de graphite ou d'hématite. Il existait des diamants de toutes les couleurs. Les diamants noirs existaient en abondance mais il était très rare d'en trouver un d'une telle qualité et d'une couleur uniforme. On en trouvait en Namibie, au Zaïre, mais il savait que les plus belles pierres venaient d'ici, d'Afrique du Sud. Malgré sa noirceur, la pierre possédait une clarté, une transparence exceptionnelle. La pièce était imposante, cinq cents carats peut-être, une centaine de grammes de beauté parfaite dans le creux de sa paume. Les diamants bruts sont rarement beaux par rapport aux gemmes taillées et polies. Pourtant ce diamant-là était magnifique rien qu'à l'état brut. Qu'en serait-il après une belle taille en facettes ? Là résidait l'une des difficultés du diamant noir. Il était plus friable que les autres diamants et la taille en était plus délicate et plus longue. Cependant, et là se trouvait la magie, une fois taillé, il devenait encore plus dur que le diamant blanc. Le plus dur des diamants les plus durs. Celui que seul lui-même pouvait rayer. Voilà ce qui plaisait à Derko. Une pierre à son image, dure, abrasive, rare, complexe. Il lui fallait cette gemme. Mais il y avait le revers de la médaille. Le rendement de la taille d'un diamant noir était aussi plus faible. D'une telle pièce, il ne pourrait tirer une fois taillée et polie, qu'un joyau de cent cinquante à deux cents carats, maximum. À plus de trois cents dollars le carat, il avait sous ses yeux une pierre qui devait valoir au bas mot cent cinquante mille dollars. Si l'on rajoutait la rareté de la pièce, peut-être deux à trois fois plus ?
Derko appréhendait de connaître le prix que son propriétaire en demanderait. Il était tout à son émerveillement devant tant de beauté minérale, rêvant de l'organisation de sa collection pour mettre en valeur un tel joyau, lorsqu'une ombre lui masqua la lumière du jour. Intrigué, il se tourna vers son vendeur. Ce dernier, les yeux exorbités, fixait un visage qui apparaissait dans l'étroite ouverture de la porte. Il grimaça et, rejetant d’un geste sec sa chaise en arrière, se précipita vers une porte dissimulée à l'arrière de la pièce. Alors qu'il l'ouvrait pour fuir, une rafale de pistolet-mitrailleur le cloua au mur et son corps glissa comme au ralenti contre la paroi de bois, laissant une large traînée d'un rouge sombre.
Derko, aux premiers crépitements, s'était projeté sous la table. Il roula sur lui-même en suivant la trajectoire de son correspondant déjà mort. La porte du fond était entrouverte, il se glissa à travers l’ouverture et déboucha dans une autre habitation tout aussi sommaire. Il se redressa et se jeta sans réfléchir dans la trame complexe du labyrinthe que formait l'enchevêtrement des baraques de bois.
Derrière lui, il entendait des pas précipités, des claquements de bottes et le cliquetis d'armes automatiques que l'on réarmait. Il courut à perdre haleine tenant toujours serré dans la paume de sa main la pierre tant convoitée. Les ruelles succédaient aux ruelles. Il bousculait sur son passage des gens maussades qui lançaient quelques gestes vindicatifs à son égard. Toutefois, rien de comparable à la hargne de ses poursuivants.
À bout de souffle, il se terra dans un des tas d'immondices accumulés en bordure d'un terrain vague. Il entendit les tueurs courir, s'arrêter, fouiller du regard l'amoncellement de détritus puis poursuivre leur chemin. Derko resta blotti dans les ordures plus d'une heure avant d'oser en sortir.
Il était complètement perdu. Une lumière crue brûlait les tôles des toits et une poussière ocre s'élevait dans l'air à chacun de ses pas. Il demanda son chemin plus d'une fois pour retrouver le terrain de golf, repère qui lui permettrait de rejoindre sa voiture. Des enfants l'aidèrent à sortir de ce labyrinthe de planches contre la promesse de quelques piécettes. Il retrouva enfin l'allée principale et la suivit par une voie de terre parallèle, protégée par une rangée de maisonnettes identiques jusqu'à son véhicule garé en bordure des greens du golf.
Le voyant enfin, il se mit à courir, activant la commande d'ouverture automatique des portes. Il s'engouffra à l'intérieur, démarra en trombe, faisant jaillir un nuage de poussière jaune. Aussitôt, il entendit le bruit d'un moteur qu'on emballait. Il jeta un œil inquiet dans le rétroviseur et découvrit une voiture grise qui le suivait de très près.
Son regard croisa celui du conducteur. Un homme blanc au visage allongé qu'une barbe taillée en pointe rendait plus long encore. Une casquette sur la tête lui donnait un air martial. Un passager d'apparence similaire l'accompagnait.
« Des miliciens. Certainement des hommes de main de la mine d'où provient la pierre. Va falloir s'en débarrasser maintenant. Pas du caillou bien sûr ! », murmura Derko en ricanant d'un air gourmand. Le caillou ! Il s'aperçut qu'il conduisait avec le poing douloureusement serré. Quand il l'ouvrit, le diamant noir happant la lumière autour de lui se mit à se consumer sous ses yeux éblouis. Cette rareté minérale valait bien la peine de lutter un peu pour se l'approprier. Il enfouit la pierre dans la poche où il conservait son passeport et se concentra sur la conduite, un œil fixé sur la route, un autre sur le rétroviseur. La poursuite s'enclencha immédiatement. Derko pensait pouvoir les semer en rentrant dans le cœur de Johannesburg. Puis, il se dirigerait vers l'Est, direction le Mozambique à travers le Transvaal.

La beauté éthiopienne aux traits aquilins pénétra dans le hall du club sportif. Elle était accompagnée du jeune garçon mal poli qui traînait des pieds en grommelant. Un portier blanc à la mine revêche tendit la paume de sa main pour la repousser vers la sortie.
« Désolé, c'est un club privé. Vous ne pouvez pas entrer.
- Je croyais que l'apartheid était aboli, répliqua-t-elle dans un anglais parfait.
- Certainement Mademoiselle, cela n'a rien à voir avec la couleur de votre peau. Il faut simplement être membre du club ou être invité par un membre.
- J'ai une affaire urgente à régler avec le président de la Orange Mining Company.
- Quelle affaire urgente ma poupée, il ne t'a pas réglé ta nuit ?
- Monsieur, je suis avocate et je représente les intérêts de mon client, un des actionnaires majoritaires de cette compagnie minière. Si vous ne prévenez pas le Président ou si vous ne nous laissez pas entrer, vous risquez de vous retrouver à la rue. »
Le portier n'était plus très sûr de son affaire. Il regarda le jeune garçon qui accompagnait la Black et levant les yeux au ciel, il esquissa une moue dubitative. L'enfant le regardait d’un œil froid, quasi reptilien. Dans le doute, il les laissa pénétrer dans l'enceinte du club.
Ils se rendirent sur la pelouse d'un vert sombre rendu plus intense encore par le bleu profond du ciel. Des hommes et des femmes de tous âges s'activaient avec une lenteur toute calculée à propulser de grosses boules sur le gazon tondu à la perfection. Les joueurs de bowls entièrement vêtus de blanc resplendissaient dans la lumière crue du soleil.
Un homme replet suspendit son geste en apercevant le couple de visiteurs. Il s'excusa auprès de ses coéquipiers et adversaires puis rejoignit l'avocate et l'enfant.
« Bonjour chère Madame, bonjour jeune homme. Je n'attendais pas votre visite ce matin, déclara-t-il à l'adresse de la femme de loi.
- Oui, je sais mais nous devons repartir dès ce soir. Veuillez nous excuser de cette intrusion dans votre vie privée un samedi matin, mais il y a urgence.
- Je vois de quoi il s'agit. Je voudrais que vous sachiez que nous sommes désolés et que nous faisons tout notre possible pour récupérer ce qui nous appartient de droit. Je vous prie de bien transmettre ce message à votre patron.
- Il en est persuadé. Malgré tout, sachez qu'il est furieux. Vous savez tout comme moi, qu'il a pris des participations importantes dans votre compagnie car les gisements alluvionnaires de la rivière Orange que vous exploitez sont les plus propices à la découverte de diamants de couleur noire, comme ceux qu'ils recherchent. Laisser passer la seule pierre intéressante qui soit apparue en vingt ans d'exploitation est une faute impardonnable.
- Je sais tout cela. Le mineur indélicat a réussi à sortir la gemme sous le nez des vigiles, sans qu'ils s’en aperçoivent. Pour expliquer cela, nous suspectons des complicités parmi les gardiens. Ce n'est que le lendemain, lorsque le mineur n'a pas réapparu à son poste qu'une enquête a été faite et que le vol a été découvert.
- Et depuis qu'avez-vous fait ?
- Nos meilleurs limiers sont sur la trace du voleur. Aux dernières informations, ils l'avaient repéré dans un faubourg de Soweto. Nous devrions en avoir fini très rapidement.
- Je vous le souhaite… si vous voulez garder votre confortable fauteuil de président, lança l'avocate avec un charmant sourire lourd de menaces.
- Hmm ! Oui bien sûr — Puis cherchant à détendre l’atmosphère, il se tourna vers le gamin qui écoutait d’un air attentif la conversation - Votre fils est bien sage. As-tu apprécié ton voyage, mon garçon ?
- Oui, j’ai visité des réserves.
- Et lesquelles Bonhomme ?
- Dans le Natal, aux pays des Zoulous.
- Tu as vu beaucoup d’animaux ?
- Des tas. Des zèbres, des gazelles, des rhinocéros et même des lions.
- Et des éléphants aussi ?
- Bien sûr !
- Brave petit ! » dit le Président à la bedaine proéminente en ébouriffant la tignasse du jeune garçon.

Ce dernier eut un geste de recul et ses yeux lancèrent des éclairs. Une bouffée de colère semblait vouloir le submerger, aussi, l’avocate le serra dans ses bras, emprisonnant par son geste affectueux les épaules du garçon et l’empêchant de réagir plus violemment.
« Il a adoré ses visites. Surtout celle de la réserve du Rio de Medaos do Ouro, la rivière des dunes d’or. Un nom si romantique, vous ne trouvez pas ? Ce voyage était son cadeau d’anniversaire. Il avait toujours rêvé de voir de grosses bêtes sauvages en liberté.
- Eh bien ! Bon anniversaire mon garçon ! Quel âge as-tu ? »
L’enfant ne répondit pas. Il s’adressa à la jeune femme.
« Il faut partir Tia.
- On y va mon petit. Bon, vous avez mes coordonnées, prévenez-moi dès que vous aurez du nouveau. Mon client attend un dénouement rapide et heureux.
- Comptez sur moi chère Madame ! »

Et le Président s’inclina cérémonieusement pour saluer la représentante du plus gros actionnaire de la compagnie pour laquelle, il n’était, somme toute, qu’un employé aucunement irremplaçable.

La femme noire et l’enfant blanc. Le couple n’était pas banal. Il les regarda s’éloigner, mal à l’aise. Il se mit soudain à transpirer à grosses gouttes et sa chemise d’un blanc immaculé fut vite imbibée de sueur. Une chose était sûre, ce n’était pas la transpiration due au peu d’efforts que nécessitait le lancer de la boule. Plutôt des sueurs froides. L’effet de la peur…