Le Jeu du Nain
de Gil & Pivano
Des adolescents basculent sans raison dans une folie meurtrière. Au plus profond de la savane africaine et au cœur de la forêt amazonienne d’étranges tribus d’hommes-enfants prolifèrent de manière anormale, semant la mort et la désolation autour d’eux. Ces deux événements auraient-ils une origine commune ? Et si l'horreur n'était qu'un jeu ! Un jeu cruel, démentiel et inconcevable, un jeu où la seule issue est la mort… Pour en découvrir les règles, Derko va devoir arpenter les paysages arides d’Afrique avant de se confronter aux rites secrets de magie noire, au Brésil.
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L’homme soupesa la pierre dans le creux de sa paume. Il observa
l’éclat métallique de ses formes brutes, essayant
d’évaluer sa vraie valeur. Cette pièce valait une
fortune. Peu de connaisseurs étaient susceptibles de pouvoir
apprécier une telle gemme et peu de gens au monde pouvaient s’en
porter acquéreur mais il fallait faire vite. Très vite.
Ils avaient pris des risques. Trop de risques. Il glissa un doigt sous
le chapeau rond vissé sur sa tête et se gratta le front
d’un geste soucieux. Son cousin le mineur, celui qui venait de
lui apporter le diamant, était reparti dans son village, là-bas,
loin dans le Haut Veld, pour se mettre à l’abri et se faire
oublier pour un moment. Son autre cousin le vigile, celui qui avait
permis de sortir la pierre en fraude, lui avait transmis aujourd’hui
de mauvaises nouvelles. Un mineur qui ne se présentait pas au
travail le lendemain était plus qu’un suspect, déjà
un coupable. Les gardiens avaient enquêté avec la cruauté
qu’on leur connaissait. Des langues commençaient à
se délier. La filière qu’ils avaient montée
patiemment depuis toutes ces années commençait à
s’effriter. Trop de gens savaient. Trop de gens étaient
impliqués. Partager le gain des rapines était la seule
façon de pouvoir contourner les mesures de sécurité
draconiennes en vigueur sur la mine. Mais la peur, quand elle s’installait,
prenait vite le dessus sur l’avidité et l’appât
du gain. Ils dépendaient maintenant du silence des ouvriers.
Il était plus facile de sortir des pierres plus petites. Une
telle pièce créait des convoitises. Ils n’auraient
peut-être pas dû se lancer dans l’aventure. Pourtant,
c’était l’occasion ou jamais de toucher le jackpot.
Tout en surveillant du coin de l’œil la masse ténébreuse
de la gemme, l’homme se mit à consulter un petit carnet
qu’il avait sorti de la poche intérieure de son blouson
de toile. Sur l’une des pages, des noms étaient annotés
au crayon à papier. Seulement quelques noms et des numéros
de téléphone avec des codes à l’étranger.
Il posa le carnet sur la table et se saisit d’un portable. Systématiquement,
il se mit à passer des appels et cocher les noms de sa liste.
Quand la sonnerie du téléphone retentit, Derko n’esquissa
aucun geste, laissant à sa secrétaire le soin de décrocher.
Depuis plusieurs minutes déjà, il était perdu
dans ses pensées. Par la grande baie vitrée qui lui
faisait face, son regard errait au gré des flots gris du Potomac.
Le fleuve coulait au pied de la tour de verre qui abritait son vaste
bureau et lui préservait une vue dégagée. Il
repensait au passé. Comme les morceaux d’épaves
poussés par les grandes marées d’hiver, de sombres
images ressurgissaient pour venir effleurer les rivages de sa mémoire
à peine convalescente, rouvrant les vieilles blessures dans
le sable de ses souvenirs. Depuis le tragique incendie du 14 août
2002, presque deux années avaient passé. Deux ans !
Qu’avait-il fait pendant ces deux années ? Les six premiers
mois avaient été très durs. Il avait erré
en Asie Centrale espérant que l’air froid des steppes
et la solitude des hauts plateaux cautériseraient les plaies
de son âme. Peine perdue. Il avait pourtant fallu revenir à
la vie, reprendre goût aux jours qui passent, retrouver un sentier
à fouler, un combat à mener. Il s’était
soudain souvenu des millions de dollars qui dormaient quelque part
dans l’un de ses comptes bancaires. En arpentant les sentiers
tadjiks, turkmènes et kazakhs, il avait eu tout le loisir de
réfléchir à l’utilisation de cet argent
maudit. Une stratégie s’imposa très vite à
lui. De retour à Paris, il s’était lancé
corps et âme dans son projet. Les autorités françaises
n’avaient pas été très réceptives.
Qu’à cela ne tienne, à part sa mère à
Rome, plus rien ne le retenait dans la vieille Europe. Il était
donc parti sine die aux États-Unis. Par le biais d’une
armada d’avocats, il avait négocié avec les autorités
américaines, qui s’étaient avérées
au final bien plus compréhensives et coopératives que
leurs homologues françaises. Un accord avait été
passé. Il établissait sur le sol américain une
fondation dotée de cent cinquante millions de dollars, la fondation
Shaheen, dont il devenait le Président du Conseil d’Administration.
Cette fondation créait dans le même temps avec le PNUD,
le Programme des Nations Unis pour le Développement, au travers
d’un fond spécial doté de deux cents millions
de dollars, dont la moitié était apportée par
la Fondation Shaheen, le World Child Observatory (WCO), un observatoire
de la condition des enfants dans le monde, chargé entre autres
de lutter contre l’exploitation des enfants sous toutes ses
formes. En contrepartie de cette générosité,
le gouvernement américain blanchissait l’argent apporté
dans la fondation Shaheen sans en demander la provenance et permettait
à Derko de devenir l’un des Administrateurs de l’Observatoire
Mondial des Enfants. Il n’obtenait pas de rétribution
pour cette fonction mais bénéficiait d’un passeport
diplomatique et des bureaux permanents au siège du WCO à
Washington. C’était le moins qu’il pouvait faire
pour Shaheen, pour Pedro, pour Camilo et Stella, les jumeaux, pour
son père, pour Carlos… Son regard se posa sur la photo
de Shaheen qu’il avait fait accrocher au mur. Tout avait commencé
suite à sa disparition, un jour de mai à Kandy, la ville
sainte du Sri Lanka… De ces événements, il ne
gardait que des souvenirs confus et une douleur lancinante enfouie
quelque part dans sa tête, comme une migraine récurrente
qui venait l’assaillir par moments. De cette période,
il n’avait conservé que deux objets : la photo suspendue
au mur et une émeraude de la plus belle eau provenant de Colombie.
Il la gardait religieusement avec sa collection de pierres précieuses
dans le coffre-fort de son appartement parisien. Paris ! Des images
embrouillées traversèrent son esprit : le bois de Vincennes,
Victoria…
Inconsciemment, il tira sur le col de sa chemise. On étouffait
ici. Les réunions, les rapports, la paperasse, la médiatisation,
il commençait à saturer. Depuis combien de temps n’était-il
pas parti en voyage ? Depuis combien de temps n’avait-il pas
repris la route ? Pourtant il aimait tant traîner ses guêtres
au gré des vents et de ses envies. Il le savait, il était
atypique et asocial. Il avait été autrefois un enfant
précoce, presque autiste. Son adolescence avait été
longue et douloureuse. Il en avait gardé une révolte
intérieure sourde qui ne l’abandonnait jamais. Aujourd’hui,
il était un homme libre, indépendant, mais volontiers
querelleur et bagarreur et, finalement, solitaire. Son incapacité
à accepter un quelconque carcan social ou professionnel ne
facilitait pas les relations humaines mais il s’était
débrouillé à sa manière.
Touche à tout et autodidacte, il s’était intéressé
très tôt à l’informatique quand le quidam
moyen ne savait pas encore ce qu’était Internet ou le
Web. Il avait à peine plus de vingt ans, quand il avait créé
une start-up spécialisée dans le Data Mining, qu’il
avait revendue trois années plus tard. Le début des
belles années. L’époque des pionniers. La bulle
informatique se gonflait à peine. Il était devenu riche
du jour au lendemain. Riche de son temps. La richesse pour Derko consistait
surtout à être libre, ne plus dépendre des autres.
Il était devenu une sorte d’observateur érudit
du monde et de ses contemporains. Et puis, il avait croisé
le chemin de Shaheen et l’enchaînement impitoyable des
événements avait fait qu’il était devenu
l’héritier d’une somme colossale et se trouvait
maintenant installé dans le fauteuil confortable et trop tranquille
d’administrateur d’une généreuse fondation.
Cet argent était celui des enfants, le fruit de leurs souffrances.
Il leur avait en quelque sorte, rendu. Cette fondation, il l’avait
créée pour eux, mais aussi pour apaiser les douleurs
dans sa tête. Lui, Derko Moreno, il n’avait pas besoin
de cette fortune. La vente de sa société informatique
lui avait donné assez de disponibilités pour ne plus
avoir à travailler jusqu’à la fin de ses jours.
Il se contentait de peu. Une seule passion pouvait l’entraîner
à faire des folies.
La minéralogie ! Il était passionné par les minéraux
et surtout par les cristaux, ces empilements d’atomes, que parfois,
très rarement, comme par magie, la nature transformait en pierres
précieuses. Il aimait l’équilibre rare et magique
de ces structures cristallines, leur beauté froide, dure, anhydre.
Il s’y retrouvait un peu lui-même.
Barbara, sa secrétaire, tapa deux petits coups sur la porte,
avant de passer la tête : « Un appel pour vous, Monsieur.
C’est personnel, je crois. Ça vient de loin. On entend
mal. La personne n’a pas souhaité décliner son
identité. Ça paraît important. Vous prenez la
communication ? »
Derko abandonna le flot de ses rêveries et s’empara, intrigué,
du combiné.
« Mister Derko ?
- Yesss ?
- Derko Moreno ?
- Oui !
- Monsieur, je suis en possession d’un objet qui pourrait être
susceptible de vous intéresser.
- À qui ai-je l’honneur ?
- Nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous Monsieur !
J’éluderai donc les présentations. Je souhaiterais
vendre cet objet. Je vous appelle pour vous proposer de l’acheter.
Mais, il y a un petit problème. Les acheteurs sont nombreux.
Il faudra vous décider très vite… »
La voix paraissait distante, tendue, râpeuse, à peine
audible. L’homme au bout du fil semblait chuchoter, comme s’il
avait peur d’être entendu.
« De quel objet voulez-vous parler ?
- D’un diamant, Monsieur.
- Un diamant ?
- Bien sûr pas n’importe quel diamant, Monsieur.
- Quel type de diamant ? »
Derko se fit soudain plus attentif et retint sa respiration. Sa passion
pour les pierres précieuses englobait les rubis, les émeraudes,
les saphirs, et bien sûr les plus belles d’entre elles,
les diamants.
« Un diamant noir, un diamant de toute beauté ! Une pierre
exceptionnelle. A masterpiece. Une sorte d’Étoile du
Sud, Monsieur, si vous voyez à quoi je peux faire allusion.
»
Derko connaissait ses classiques. L’histoire de cette gemme
mythique, fruit de l’imagination fertile d’un romancier
de génie, lui revint en mémoire.
« Une véritable Étoile du Sud ? Vous êtes
sûr ?
- Je vous assure que oui !
- Dois-je vous prendre au sérieux ?
- Je crains que vous n’ayez d’autre option, si bien sûr,
vous souhaitez réellement vous porter acquéreur de ce
diamant d’exception…
- OK, OK ! D’où appelez-vous ?
- De Jo’burg, Monsieur.
- Johannesburg, bien sûr… »
Soudain intéressé, Derko se mit à parler comme
pour lui-même.
« Évidemment, il faudrait que je puisse examiner la pierre…
- Évidemment, Monsieur. Venez ici et vous ne serez pas déçu.
- Et comment vous retrouverai-je à Johannesburg ?
- Descendez au Carlton Hotel, Monsieur. Vous trouverez une chambre
sans problème. Je vous y contacterai. Un conseil Monsieur,
faites vite. Le temps presse. Et prenez vos dispositions : le paiement
se fera en liquide au moment de la transaction… »
Derko resta avec le téléphone en l’air alors que
la communication était coupée depuis longtemps déjà.
Son esprit n’avait pas encore pris la mesure de la nouvelle
que son correspondant anonyme venait de lui annoncer. Chaque pierre
précieuse était une énigme. Pour en percer les
secrets, il fallait en quelque sorte mener l’enquête,
un peu comme un détective. Une onde d’excitation s’empara
de lui. Constatant qu’il tenait toujours le combiné à
la main, il le laissa retomber sur son socle en proie à une
agitation fébrile. Peut-être rêvait-il ? La seule
façon de s’en assurer était de partir. Et tout
de suite même ! Voilà des mois qu’il n’avait
pas bougé. Il s’était laissé accaparer
par toute cette paperasse et toutes ces réunions. Il était
temps de reprendre la route et les mauvaises habitudes. Celles que
Victoria qualifiait de petits trafics…
Il demanda à sa secrétaire de lui réserver une
place sur le premier avion en partance pour l’Afrique du Sud.
Il savait parfaitement qu’une telle opportunité était
rarissime. Dès l’annonce de cette découverte,
les enchères allaient monter très vite. Sa seule chance
était d’arriver le premier et d’acheter cette Étoile
du Sud avant les autres acheteurs potentiels. Il ne voulait pas savoir
si la pierre sortait en toute légalité d’une mine
ou si elle provenait d’un réseau de contrebande. Ses
scrupules disparaissaient totalement dès lors qu’il s’agissait
de son hobby préféré.
La sonnerie du téléphone retentit à nouveau.
L’efficace Barbara revenait déjà avec des informations.
« Vous avez un avion en début de soirée pour Londres
puis une connexion demain matin vers Johannesburg. Ce qui vous laisse
peu de temps pour…
- Réservez, je prendrai mon billet à l’aéroport.
»
Son assistante le héla alors qu’il s’engouffrait
déjà dans l’ascenseur, perdu dans une intense
réflexion, spéculant déjà sur le type
de pierre et sur le montant qu’on pouvait lui demander afin
de rentrer en possession de cette merveille de la nature.
« Monsieur Moreno !
- Oui, Barbara.
- Je voulais vous rappeler que vous avez rendez-vous dans une heure
avec le conseiller de l’ONU chargé de l’Observatoire
des Enfants, puis demain matin avec une ONG qui vient vous présenter
ses projets pour obtenir des subventions. Les rendez-vous ont été
fixés de longue date et…
- Annulez les rendez-vous s’il vous plaît ! Présentez-leur
toutes mes excuses. Dites-leur que je m’absente pendant quelques
jours. Une urgence. Un cas de force majeur.
- Vous comptez vous absenter pour combien de temps, Monsieur ?
- Quelques jours tout au plus. Peut-être une semaine ou deux.
Je ne sais pas encore.
- Et votre planning ? demanda Barbara, paniquée, en feuilletant
son agenda aux pages noircies.
- Annulez, déplacez, faites au mieux Barbara ! Je suis sûr
que vous saurez très bien vous débrouiller.
- Bien Monsieur !
- Si vous avez un problème particulier, voyez le fondé
de pouvoir.
- Et que dois-je répondre si l’on me demande où
vous êtes ? »
Derko fit une grimace, resta muet le temps de trouver un motif sérieux,
puis plissant le front d’un air soucieux déclara :
« Je dois me rendre au Mozambique. Visite surprise du camp de
réfugiés où nos volontaires sont actuellement
en mission…
- Est-ce tout ?
- Avant, je ferai un rapide détour par l’Afrique du Sud.
Affaire personnelle. N’en dites pas plus. »
L’assistante de Derko eut un sourire entendu.
« Bien, Monsieur. Ce sera tout ?
- Oui. Merci, Barbara ! »
La porte de l’ascenseur se referma et interrompit la conversation.
Derko fut entraîné vers le rez-de-chaussée. Un
froid grésil l’attendait à la sortie de l’immeuble.
Derko frissonna. Il n’était pas suffisamment couvert
pour la saison. Début mars et l’hiver n’en finissait
pas avec ces journées grises, pluvieuses et glaciales. Ce voyage
pour l’hémisphère sud n’était pas
fait pour lui déplaire. Il héla un taxi et donna l’adresse
de son petit studio dans le quartier de l’université
à Georgetown. Le chauffeur du véhicule jaune l’attendit
en bas de la vieille maison restaurée avec goût où
il s’engouffra pour revenir peu de temps après, chargé
d’un sac de voyage et habillé d’un simple blue-jean,
d’un gros pull et de confortables tennis. Sa tenue de route
pour les jours à venir. Dans sa précipitation, il n’avait
pas oublié de prendre une liasse de dollars dans son coffre
afin de régler une avance sur le prix du diamant. « Pour
le solde, je ferai un retrait dans une banque à Jo'burg »,
se dit-il en dévalant les escaliers.
Il régla la course devant l’entrée de l’aérogare
et faillit oublier son sac sur le siège arrière du taxi.
Il lui sembla que la queue n’avançait pas devant le comptoir
d’enregistrement. Ce ne fut qu’une fois assis dans l’avion
qu’il commença à se détendre. Il ne pouvait
maintenant plus rien faire d’autre que de prendre son mal en
patience. Il tenta de caser sa grande carcasse le plus confortablement
possible dans l’espace exigu réservé aux passagers
de la catégorie économique et pesta en son for intérieur.
« Tu es malade mon pauvre. Avec tout le fric que tu as, tu aurais
pu te permettre de prendre une place en première classe. Histoire
d’avoir tes aises. Tu n’es qu’un radin maladif…
»
Il aurait continué à déverser tout son mépris
sur lui-même si l’hôtesse ne lui avait pas proposé
un verre de bienvenue. L’ambiance se détendit. La douce
euphorie de l’alcool le calma et ses réflexions se tournèrent
vers l’objet de son voyage.
Une Étoile du Sud ! Depuis que Jules Verne avait comparé
un diamant noir aux beautés indigènes du Transvaal et
aux constellations du ciel austral, tous les diamants de couleur noire
portaient ce nom. Le tout était de savoir si cette pierre méritait
véritablement cette appellation. Il avait déjà
vu des pierres brunes, au Brésil près de Bahia, mais
elles ne rivalisaient pas avec la description faite par l’écrivain.
Ce n’étaient que des carbonados, des diamants brun noir
utilisés principalement dans l’industrie du fait de leur
exceptionnelle dureté. Rien à voir avec la beauté
rare d’une véritable Étoile du Sud. Noire et brillante
comme un astre du ciel austral. « Ce serait le clou de ma collection
», songea Derko. « Mais ne t’emballe pas trop vite,
mon vieux. Reste à savoir si elle vaut le coup et surtout si
elle est dans tes moyens… »
Une douce torpeur l’envahit. Il sombra peu après dans
le sommeil et nagea de longues heures dans un ciel étoilé
peuplé de splendides créatures à la peau noire
et soyeuse.
Derko laissait son regard planer sur les nuages blancs qui cachaient
encore le sol. Le pilote avait annoncé l’arrivée
imminente à l’aéroport de Johannesburg. Soudain
le manteau cotonneux se déchira et, de la vision première
que Derko embrassa, il retint les gratte-ciel, les innombrables taches
bleues des piscines privées des villas, l’immensité
monotone des townships et les dumps aux teintes dorées qu’il
identifia comme étant des terrils de terre colorés par
les produits chimiques lors de leur extraction.
Il soupira. La ville ne lui paraissait guère engageante. Il
espérait maintenant que la rencontre aurait lieu dans un quartier
sûr et tranquille. Il se voyait mal naviguant dans les banlieues
périphériques dangereuses pour un Blanc, seul et désarmé,
avec sur lui de l’argent liquide en quantité suffisante
pour payer au moins l’acompte à la commande. Une sueur
froide lui coula dans le cou. Il se demanda si cette entreprise n’était
pas trop hasardeuse. Il avait tendance à imaginer le pire.
Malheureusement compte tenu de son expérience passée,
il s’était aperçu que le pire lui arrivait souvent.
À l’aéroport, il loua une voiture. Il choisit
un 4x4 au cas où il aurait à faire de la piste. Il se
rendit sans difficulté à l’hôtel en suivant
les indications que lui avait fournies l’hôtesse du loueur.
Il trouva effectivement sans problème une single au Carlton
Hotel. Derko râla en constatant le prix exorbitant des chambres
malgré la réduction qu’on lui octroya pour le
week-end. Le quartier des affaires se vidait pour la fin de semaine
et le centre-ville devenait aussi dangereux que les faubourgs.
Il s’installa dans le décor fonctionnel et anonyme de
sa chambre. La nuit approchait et il ne se sentait pas le courage
de sortir dans la ville pour dîner. Il préféra
rester couché sans manger, à attendre un signe de son
correspondant. Il fut bien inspiré et n’eut pas longtemps
à patienter. Peut-être que le portier de l’hôtel
était complice car le téléphone sonna une heure
à peine après son arrivée.
L’homme fut bref. « Demandez Mslaba Matsoso, Dobsonville
Road à Jabavu près du terrain de golf. Avant midi. »
Et il raccrocha avant que Derko ait pu lui demander où se trouvait
Jabavu. Résolu à dormir tranquille, il appela le portier
de nuit pour avoir plus de renseignements concernant le lieu de son
rendez-vous.
« Yes Sir. What can I do for you ?
- Juste un détail. Pourriez-vous me préciser où
se trouve le lieu-dit ou le quartier Jabavu.
- J’espère que vous ne comptez pas vous y rendre. Pas
à cette heure en tout cas. Ce serait de la folie.
- Hmm ! Et pourquoi donc ?
- Mais Jabavu est au cœur de Soweto ! Un Blanc ne peut pas circuler
dans Soweto sans être accompagné. En tout cas si vous
y allez ce soir, je vous demanderais de régler votre note avant.
- Voilà qui est encourageant.
- La simple réalité, Monsieur.
- Merci pour vos conseils.
- De rien, nous tenons beaucoup à conserver nos clients…
en bonne santé ! Bonne nuit Monsieur. »
Derko passa une très mauvaise nuit. Il se retourna cent fois
dans le lit en proie à une angoisse terrible. Il gardait encore
des séquelles de la profonde dépression qui l’avait
submergé au sortir de ses précédentes et douloureuses
aventures.
Il ne trouva le sommeil que lorsque les premières lueurs de
l’aube rosissaient le ciel. Son réveil de poche sonna
trop tôt, beaucoup trop tôt à son gré.
L’esprit embrumé, il se rendit dans la salle à
manger de l’hôtel et s’assit à une table
isolée dans un coin de la pièce. Au centre, une jeune
femme sermonnait un enfant capricieux. Dans son brouillard matinal,
Derko ne percevait que des sons diffus, atténués par
la fatigue. Puis le ton de la jeune femme devint plus ferme et les
paroles brisèrent la coquille protectrice de Derko.
« Ganchinho, tu arrêtes de faire l’enfant et tu
finis ton jus d’orange, dit-elle d’un ton excédé.
- Non, non et non ! hurla le gamin rouge de colère.
- Et pourquoi donc ?
- Ils y ont mis des glaçons !
- Oui et alors ?
- On m’a toujours dit de ne pas boire de l’eau non stérilisée.
- Allons Ganchinho, ceci est valable pour les pays pauvres où
l’hygiène est rudimentaire. Pas ici. Regarde autour de
toi. On se croirait dans une ville occidentale. Presque les États-Unis.
»
Le gamin sembla se rendre à l’évidence et, d’un
air grognon, but le jus d’oranges pressées, où
flottaient trois cubes de glace, objet de son accès de fureur.
Derko ne put s’empêcher de penser : « Sale morveux,
je te donnerais deux claques si tu étais mon fils. Ta mère
a bien trop de patience. » Puis il réalisa que la jeune
femme était bien trop noire de peau et l’enfant bien
trop blanc pour avoir un lien de parenté aussi directe. Les
traits aquilins de la jeune femme lui faisaient penser aux beautés
éthiopiennes qui fleurissaient sur la côte ouest de la
mer Rouge. Pourtant elle conversait avec le gamin en portugais et
Derko reconnut même les intonations chantantes du brésilien.
L’enfant était à l’opposé de la jeune
femme. Aussi blanc qu’elle était noire, aussi blond qu’elle
était brune, aussi petit qu’elle était grande.
Son visage arborait une étrange beauté. Les longs cheveux
paille et bouclés encadraient des traits fins presque féminins
mettant en valeur deux grands yeux effrontés d’un bleu
céruléen étrangement mobiles dans lesquels brûlait
une colère à peine contenue. Toutefois, un léger
empattement épaississait son cou et rompait l’harmonie
des lignes.
Derko, sa collation terminée, se dirigea vers l’ascenseur.
Le garçon, au grand dépit de sa compagne, abandonna
au même moment les restes de son repas et le rejoignit devant
les cages. Dès que la porte s’ouvrit, l’enfant
se précipita dans la cabine, bousculant légèrement
Derko au passage, qui lui demanda en se maîtrisant poliment
:
« Quel étage jeune homme ?
- Douzième.
- On ne vous a pas appris à dire s’il vous plaît,
j’imagine.
- Non.
- Je vois… »
Derko allait ajouter quelque chose de plus virulent quand son regard
fut attiré par un objet métallique qui pendait au bout
de la manche de chemise du jeune garçon. Un léger sursaut
marqua l’arrêt de la cabine au douzième étage.
Il ne comprit de quoi il s’agissait que lorsque l’enfant
passa devant lui avec sa drôle de démarche et souleva
son bras dans un signe qui ne prêta pas à confusion.
L’enfant lui fit un magnifique bras d’honneur et sortit
précipitamment, piétinant ses pieds au passage. Il resta
interdit non seulement par le geste vulgaire que le gamin venait de
lui adresser, mais aussi par ce qu’il avait pu observer très
distinctement. L’enfant n’avait pas de main droite. Au
bout de son moignon, une sorte de pince était fixée.
Médusé, il hésita entre agacement et compassion.
Après un court instant d’hésitation, il lança
l’ascenseur d’un doigt rageur à l’assaut
des étages supérieurs.
Derko roulait maintenant depuis une heure, vitre fermée, porte
verrouillée dans les rues en terre battue de Soweto. Les maisons
s’alignaient sur des kilomètres, identiques à
elles-mêmes. Les plus cossues étaient carrées,
ocres comme la terre qui les entourait, couvertes d’un toit
de tôle ondulée, et une clôture protégeait
un minuscule terrain. Les plus misérables étaient construites
de planches assemblées et s’adossaient les unes aux autres
pour former un labyrinthe étroit et sans fin.
Il s’arrêta devant l’un de ces bidonvilles, descendit
de voiture et la verrouilla avec soin. Il s’interrogea en soupirant
: allait-il la retrouver à son retour ? Malgré tout,
il s’avança vers un groupe de quatre personnes qui jouaient
aux cartes, assises sur des caisses et des containers en plastiques.
Quelques enfants turbulents les entouraient et les regardaient. Une
femme d’âge mûr hésitait sur la carte à
jouer. Derko en profita pour les interrompre et leur demanda son chemin.
Tous levèrent leurs yeux du jeu et le fixèrent avec
animosité.
« Du calme, l’apartheid est terminé, les amis »,
pensa Derko en sentant la tension qui régnait dans cette cour
poussiéreuse coincée entre deux cabanes de planches
mal ajustées. Derko sourit à la femme prête à
abattre enfin la carte choisie. Son charme naturel dut opérer
car elle lui répondit d’un signe, le guidant vers une
baraque aussi minable que ses voisines. Tous le suivirent du regard
alors qu’il s’y dirigeait. La porte était entrouverte
et une pénombre douteuse régnait sous le toit de tôle.
Il frappa mais le bois mou semblait absorber les sons. Il se décida
à entrer. Ses yeux mirent un certain temps à s’accoutumer.
Puis, dans la semi-obscurité il distingua un homme, noir comme
une nuit sans lune, la peau grêlée par la vérole.
Les narines de son nez épaté palpitaient d’une
vie propre. Il le fixait de ses yeux injectés de sang, une
tension sourde émanait du personnage. Une fine moustache courait
sur la commissure des lèvres et un chapeau rond, posé
sur le crâne laissait apparaître des cheveux grisonnants
et crépus. L’homme se gratta le bras à travers
la manche d’une chemise grise et blanche. Plus grise que blanche
d’ailleurs. Il était assis face à une table faite
de simples planches posées sur des tréteaux à
même le sol en terre battue. Derko se demanda soudain si tout
cela avait un sens. Où était-il tombé ? Ce voyage
n’avait été qu’une lubie. Il perdait son
temps. Il faillit faire demi-tour et retourner à la voiture
mais il se reprit.
« Bonjour ! Je suis à l’heure me semble-t-il ?
déclara Derko d’un ton le plus engageant possible.
- Asseyez-vous Monsieur Moreno. Comme je vous l’ai déjà
dit, nous ne disposons que de très peu de temps.
- Pourquoi tant de presse ?
- Qu’importe les raisons ! Cette pierre est à vendre.
»
Tandis que l'homme sortait d'une de ses poches un objet enroulé
dans du papier journal, Derko réalisa alors que la pierre avait
dû sortir en fraude d'une mine qui longeait la rivière
Orange. Si c'était le cas, la situation devenait dans ces conditions,
hautement dangereuse. Un frisson d'excitation parcourut son échine
dorsale. Toute peur, toute anxiété avait disparu, il
ne restait plus que le délicieux frisson de l'interdit et celui
de posséder une pierre dérobée à l'impérialisme
monstrueux du Syndicat du diamant.
« Comment m'avez-vous connu pour me contacter ? », demanda
Derko intrigué. L'homme sourit et ses dents blanches luisirent
dans la pénombre.
« Vous êtes connu dans le milieu des receleurs de pierres
depuis le Cap et sur toute la côte de l'Océan Indien.
- Je peux la voir ?
- Sûr ! »
L'homme lui présenta au creux de sa main sillonnée de
rides et de cicatrices, une pierre brute. Pour toute personne non
expérimentée, la pierre n'avait pas plus d'intérêt
qu'un morceau de verre dépoli par le flux et le reflux interminable
de la marée. Un simple bouchon de carafe noirâtre. Voilà
ce que pouvait voir un profane. Pour Derko, la pierre avait une tout
autre apparence. De la taille d'un œuf de poule, le caillou brillait
comme un charbon incandescent. Il imaginait déjà la
pierre taillée, réfléchissant la lumière
du plus profond de son cœur de ténèbres. Derko
avait devant lui une pierre rarissime qui méritait parfaitement
son appellation d'Étoile du Sud. Il la cueillit dans la main
calleuse de l'homme qui lui faisait face. Il la porta à ses
yeux et la tourna vers le rayon de soleil qui s'infiltrait par l'entrebâillement
de la porte. Du carbone pur cristallisé à très
forte pression. Le plus dur des minéraux naturels par le mystère
des liens de covalence unissant ses atomes. La couleur noire provenait
d'inclusions microscopiques de graphite ou d'hématite. Il existait
des diamants de toutes les couleurs. Les diamants noirs existaient
en abondance mais il était très rare d'en trouver un
d'une telle qualité et d'une couleur uniforme. On en trouvait
en Namibie, au Zaïre, mais il savait que les plus belles pierres
venaient d'ici, d'Afrique du Sud. Malgré sa noirceur, la pierre
possédait une clarté, une transparence exceptionnelle.
La pièce était imposante, cinq cents carats peut-être,
une centaine de grammes de beauté parfaite dans le creux de
sa paume. Les diamants bruts sont rarement beaux par rapport aux gemmes
taillées et polies. Pourtant ce diamant-là était
magnifique rien qu'à l'état brut. Qu'en serait-il après
une belle taille en facettes ? Là résidait l'une des
difficultés du diamant noir. Il était plus friable que
les autres diamants et la taille en était plus délicate
et plus longue. Cependant, et là se trouvait la magie, une
fois taillé, il devenait encore plus dur que le diamant blanc.
Le plus dur des diamants les plus durs. Celui que seul lui-même
pouvait rayer. Voilà ce qui plaisait à Derko. Une pierre
à son image, dure, abrasive, rare, complexe. Il lui fallait
cette gemme. Mais il y avait le revers de la médaille. Le rendement
de la taille d'un diamant noir était aussi plus faible. D'une
telle pièce, il ne pourrait tirer une fois taillée et
polie, qu'un joyau de cent cinquante à deux cents carats, maximum.
À plus de trois cents dollars le carat, il avait sous ses yeux
une pierre qui devait valoir au bas mot cent cinquante mille dollars.
Si l'on rajoutait la rareté de la pièce, peut-être
deux à trois fois plus ?
Derko appréhendait de connaître le prix que son propriétaire
en demanderait. Il était tout à son émerveillement
devant tant de beauté minérale, rêvant de l'organisation
de sa collection pour mettre en valeur un tel joyau, lorsqu'une ombre
lui masqua la lumière du jour. Intrigué, il se tourna
vers son vendeur. Ce dernier, les yeux exorbités, fixait un
visage qui apparaissait dans l'étroite ouverture de la porte.
Il grimaça et, rejetant d’un geste sec sa chaise en arrière,
se précipita vers une porte dissimulée à l'arrière
de la pièce. Alors qu'il l'ouvrait pour fuir, une rafale de
pistolet-mitrailleur le cloua au mur et son corps glissa comme au
ralenti contre la paroi de bois, laissant une large traînée
d'un rouge sombre.
Derko, aux premiers crépitements, s'était projeté
sous la table. Il roula sur lui-même en suivant la trajectoire
de son correspondant déjà mort. La porte du fond était
entrouverte, il se glissa à travers l’ouverture et déboucha
dans une autre habitation tout aussi sommaire. Il se redressa et se
jeta sans réfléchir dans la trame complexe du labyrinthe
que formait l'enchevêtrement des baraques de bois.
Derrière lui, il entendait des pas précipités,
des claquements de bottes et le cliquetis d'armes automatiques que
l'on réarmait. Il courut à perdre haleine tenant toujours
serré dans la paume de sa main la pierre tant convoitée.
Les ruelles succédaient aux ruelles. Il bousculait sur son
passage des gens maussades qui lançaient quelques gestes vindicatifs
à son égard. Toutefois, rien de comparable à
la hargne de ses poursuivants.
À bout de souffle, il se terra dans un des tas d'immondices
accumulés en bordure d'un terrain vague. Il entendit les tueurs
courir, s'arrêter, fouiller du regard l'amoncellement de détritus
puis poursuivre leur chemin. Derko resta blotti dans les ordures plus
d'une heure avant d'oser en sortir.
Il était complètement perdu. Une lumière crue
brûlait les tôles des toits et une poussière ocre
s'élevait dans l'air à chacun de ses pas. Il demanda
son chemin plus d'une fois pour retrouver le terrain de golf, repère
qui lui permettrait de rejoindre sa voiture. Des enfants l'aidèrent
à sortir de ce labyrinthe de planches contre la promesse de
quelques piécettes. Il retrouva enfin l'allée principale
et la suivit par une voie de terre parallèle, protégée
par une rangée de maisonnettes identiques jusqu'à son
véhicule garé en bordure des greens du golf.
Le voyant enfin, il se mit à courir, activant la commande d'ouverture
automatique des portes. Il s'engouffra à l'intérieur,
démarra en trombe, faisant jaillir un nuage de poussière
jaune. Aussitôt, il entendit le bruit d'un moteur qu'on emballait.
Il jeta un œil inquiet dans le rétroviseur et découvrit
une voiture grise qui le suivait de très près.
Son regard croisa celui du conducteur. Un homme blanc au visage allongé
qu'une barbe taillée en pointe rendait plus long encore. Une
casquette sur la tête lui donnait un air martial. Un passager
d'apparence similaire l'accompagnait.
« Des miliciens. Certainement des hommes de main de la mine
d'où provient la pierre. Va falloir s'en débarrasser
maintenant. Pas du caillou bien sûr ! », murmura Derko
en ricanant d'un air gourmand. Le caillou ! Il s'aperçut qu'il
conduisait avec le poing douloureusement serré. Quand il l'ouvrit,
le diamant noir happant la lumière autour de lui se mit à
se consumer sous ses yeux éblouis. Cette rareté minérale
valait bien la peine de lutter un peu pour se l'approprier. Il enfouit
la pierre dans la poche où il conservait son passeport et se
concentra sur la conduite, un œil fixé sur la route, un
autre sur le rétroviseur. La poursuite s'enclencha immédiatement.
Derko pensait pouvoir les semer en rentrant dans le cœur de Johannesburg.
Puis, il se dirigerait vers l'Est, direction le Mozambique à
travers le Transvaal.
La beauté éthiopienne aux traits aquilins pénétra
dans le hall du club sportif. Elle était accompagnée
du jeune garçon mal poli qui traînait des pieds en grommelant.
Un portier blanc à la mine revêche tendit la paume de
sa main pour la repousser vers la sortie.
« Désolé, c'est un club privé. Vous ne
pouvez pas entrer.
- Je croyais que l'apartheid était aboli, répliqua-t-elle
dans un anglais parfait.
- Certainement Mademoiselle, cela n'a rien à voir avec la couleur
de votre peau. Il faut simplement être membre du club ou être
invité par un membre.
- J'ai une affaire urgente à régler avec le président
de la Orange Mining Company.
- Quelle affaire urgente ma poupée, il ne t'a pas réglé
ta nuit ?
- Monsieur, je suis avocate et je représente les intérêts
de mon client, un des actionnaires majoritaires de cette compagnie
minière. Si vous ne prévenez pas le Président
ou si vous ne nous laissez pas entrer, vous risquez de vous retrouver
à la rue. »
Le portier n'était plus très sûr de son affaire.
Il regarda le jeune garçon qui accompagnait la Black et levant
les yeux au ciel, il esquissa une moue dubitative. L'enfant le regardait
d’un œil froid, quasi reptilien. Dans le doute, il les
laissa pénétrer dans l'enceinte du club.
Ils se rendirent sur la pelouse d'un vert sombre rendu plus intense
encore par le bleu profond du ciel. Des hommes et des femmes de tous
âges s'activaient avec une lenteur toute calculée à
propulser de grosses boules sur le gazon tondu à la perfection.
Les joueurs de bowls entièrement vêtus de blanc resplendissaient
dans la lumière crue du soleil.
Un homme replet suspendit son geste en apercevant le couple de visiteurs.
Il s'excusa auprès de ses coéquipiers et adversaires
puis rejoignit l'avocate et l'enfant.
« Bonjour chère Madame, bonjour jeune homme. Je n'attendais
pas votre visite ce matin, déclara-t-il à l'adresse
de la femme de loi.
- Oui, je sais mais nous devons repartir dès ce soir. Veuillez
nous excuser de cette intrusion dans votre vie privée un samedi
matin, mais il y a urgence.
- Je vois de quoi il s'agit. Je voudrais que vous sachiez que nous
sommes désolés et que nous faisons tout notre possible
pour récupérer ce qui nous appartient de droit. Je vous
prie de bien transmettre ce message à votre patron.
- Il en est persuadé. Malgré tout, sachez qu'il est
furieux. Vous savez tout comme moi, qu'il a pris des participations
importantes dans votre compagnie car les gisements alluvionnaires
de la rivière Orange que vous exploitez sont les plus propices
à la découverte de diamants de couleur noire, comme
ceux qu'ils recherchent. Laisser passer la seule pierre intéressante
qui soit apparue en vingt ans d'exploitation est une faute impardonnable.
- Je sais tout cela. Le mineur indélicat a réussi à
sortir la gemme sous le nez des vigiles, sans qu'ils s’en aperçoivent.
Pour expliquer cela, nous suspectons des complicités parmi
les gardiens. Ce n'est que le lendemain, lorsque le mineur n'a pas
réapparu à son poste qu'une enquête a été
faite et que le vol a été découvert.
- Et depuis qu'avez-vous fait ?
- Nos meilleurs limiers sont sur la trace du voleur. Aux dernières
informations, ils l'avaient repéré dans un faubourg
de Soweto. Nous devrions en avoir fini très rapidement.
- Je vous le souhaite… si vous voulez garder votre confortable
fauteuil de président, lança l'avocate avec un charmant
sourire lourd de menaces.
- Hmm ! Oui bien sûr — Puis cherchant à détendre
l’atmosphère, il se tourna vers le gamin qui écoutait
d’un air attentif la conversation - Votre fils est bien sage.
As-tu apprécié ton voyage, mon garçon ?
- Oui, j’ai visité des réserves.
- Et lesquelles Bonhomme ?
- Dans le Natal, aux pays des Zoulous.
- Tu as vu beaucoup d’animaux ?
- Des tas. Des zèbres, des gazelles, des rhinocéros
et même des lions.
- Et des éléphants aussi ?
- Bien sûr !
- Brave petit ! » dit le Président à la bedaine
proéminente en ébouriffant la tignasse du jeune garçon.
Ce dernier eut un geste de recul et ses yeux lancèrent des
éclairs. Une bouffée de colère semblait vouloir
le submerger, aussi, l’avocate le serra dans ses bras, emprisonnant
par son geste affectueux les épaules du garçon et l’empêchant
de réagir plus violemment.
« Il a adoré ses visites. Surtout celle de la réserve
du Rio de Medaos do Ouro, la rivière des dunes d’or.
Un nom si romantique, vous ne trouvez pas ? Ce voyage était
son cadeau d’anniversaire. Il avait toujours rêvé
de voir de grosses bêtes sauvages en liberté.
- Eh bien ! Bon anniversaire mon garçon ! Quel âge as-tu
? »
L’enfant ne répondit pas. Il s’adressa à
la jeune femme.
« Il faut partir Tia.
- On y va mon petit. Bon, vous avez mes coordonnées, prévenez-moi
dès que vous aurez du nouveau. Mon client attend un dénouement
rapide et heureux.
- Comptez sur moi chère Madame ! »
Et le Président s’inclina cérémonieusement pour saluer la représentante du plus gros actionnaire de la compagnie pour laquelle, il n’était, somme toute, qu’un employé aucunement irremplaçable.
La femme noire et l’enfant blanc. Le couple n’était pas banal. Il les regarda s’éloigner, mal à l’aise. Il se mit soudain à transpirer à grosses gouttes et sa chemise d’un blanc immaculé fut vite imbibée de sueur. Une chose était sûre, ce n’était pas la transpiration due au peu d’efforts que nécessitait le lancer de la boule. Plutôt des sueurs froides. L’effet de la peur…
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